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l’Humanité
Rosen Hicher. « Sortir de la prostitution, un geste de survie »
Article mis en ligne le 26 mars 2019
dernière modification le 25 mars 2019

Cofondatrice des Survivantes, Rosen Hicher démarre ce lundi, à Strasbourg, une marche pour sensibiliser opinion et clients sur les ravages de « l’esclavage sexuel ». Entretien.

Prostituée pendant vingt-deux ans, la militante Rosen Hicher, 62 ans, commence ce lundi une marche mondiale des survivantes de la prostitution franco-allemande, au départ du parvis du Conseil de l’Europe, à Strasbourg. Soutenue par des eurodéputés et des élus des villes de Strasbourg et Kehl, cette marche arrivera le 2 avril à Mainz, pour ensuite repartir de Liège à Bruxelles du 5 au 17 avril. Elle détaille le système de la prostitution organisée et lance des pistes pour prévenir et empêcher la traite de femmes et d’hommes.

Pourquoi cette marche ?

rosen hicher J’ai fait une première marche en 2014, en France, au moment où la loi n’était pas encore passée à l’Assemblée. En mai dernier, j’ai aussi marché en Alsace avec le mouvement du Nid jusqu’à la frontière suisse. Pourquoi l’Allemagne cette fois ? Parce que la prostitution y est libre et qu’il y a de plus en plus de victimes de la traite. Le client veut du « renouvellement » de femmes, donc les bordels en Allemagne recrutent sans cesse. À la fin des années 1980, n’importe qui en France pouvait vendre une fille pour l’équivalent de 500 francs. C’est encore valable en Allemagne ou en Belgique. Cette marche a donc pour but de sensibiliser la population et les clients. Nous voyons de plus en plus de très jeunes filles s’adonner à la prostitution sans en être conscientes. (...)

Lire aussi :
 Rosen : "Je me suis autodétruite. Si j’avais continué, je serais morte"
Rosen a longtemps défendu l’idée d’un statut et cru en la nécessité de rouvrir des maisons closes. Aujourd’hui, elle se bat aux côtés du Mouvement du Nid pour la pénalisation des « clients ». Elle raconte son long cheminement et revient sur l’arme de destruction qu’est la prostitution, en particulier sur le plan de la santé.

Découvrez au bas de ce témoignages les différentes apparitions de Rosen Hicher dans les médias

La prostitution, je devais y rester trois semaines, un mois. Au bout de 22 ans, j’y étais toujours. Et toujours avec les mêmes problèmes financiers. Une chose est sûre, on finit ruinée. Ce qui m’a fait plonger, je ne sais pas : une dépression, la peur du porte-monnaie vide... on y entre, on ne se rend pas compte.

Je parle en mon nom mais aussi au nom des jeunes femmes dans les salons et sur les trottoirs. Pendant 22 ans, j’ai vécu des agressions et des viols répétés.
Quand on y est, on n’est pas consciente de la gravité de ce que l’on vit. La seule chose qui compte, c’est l’argent. Un jour après l’autre. On fait semblant d’aller bien, on montre quelque chose de soi qui n’est pas réel. Tout devient du mauvais théâtre, la vie avec les enfants, les amis, les clients. C’est violent.

Il y a 22 ans, si la prévention avait existé, ces 22 ans n’auraient pas eu lieu. S’il y avait eu une loi, en 1988, pour interdire l’achat de service sexuel, ces 22 années n’auraient pas existé pour moi. 22 années de gâchis, que je ne pourrai jamais reconstruire. 22 années marquées « sans emploi ». Sans emploi et sans existence. Aujourd’hui, je demande aux éluEs de mettre en place une politique de prévention pour que les jeunes ne tombent pas là-dedans ; mais aussi des aides pour pouvoir en sortir et une formation des psys pour libérer la parole des femmes.
Des clients prédateurs

Le client est coupable. Il sait ce qu’il achète ; il consomme. (...)

Tous repartent frustrés. La prostitution, c’est une frustration généralisée. Ils viennent chercher ce qu’ils ne pourront jamais trouver ; ce qui n’existe pas. Pour certains, c’est une forme d’addiction : "il me les faut toutes", en payant ou pas, peu importe. Ça peut être une petite bonne femme de 55 ans, je me souviens d’une dans un bar qui travaillait plus que nous qui étions jeunes. Ça peut être une femme de 150 kilos. Ils ont le pouvoir d’humilier. Les clients sont tous des prédateurs.
Une santé détruite

Dans la prostitution, j’ai eu énormément de problèmes de santé. (...)

Les dernières années, j’aurais dormi vingt heures sur vingt quatre si j’avais pu. J’étais incapable de définir ce que j’avais : épuisement mental, douleurs... Pendant des années, j’ai cherché des causes médicales. Les médecins m’ont détecté une maladie orpheline. Et à un moment, j’ai même cru que j’avais un cancer.

Quand j’ai pris la décision d’arrêter la prostitution, je ne tenais plus debout. J’étais arrivée à un tel point de fatigue que j’avais l’impression d’être en train de mourir. Et j’avais tout le temps faim : une fringale ingérable, incontrôlable. Quand je sortais de mon salon de massage, je voyais trouble. Je mettais des lunettes de soleil et je les gardais jusque dans mon lit !

Et puis j’ai arrêté. Et j’ai mis des mois à réaliser. Je ne suis plus fatiguée. Je n’ai plus de douleurs à l’estomac, je n’ai plus envie de dormir. J’ai l’impression que mes yeux se sont rouverts tout grands. Avant, j’avais une masse qui pesait sur mes paupières. C’est un soulagement immense : comme si quelque chose en moi revivait. Et je n’ai plus aucune gêne avec ma maladie orpheline, au point que je commence même à la mettre en doute. Je pense que c’est moi qui ai créé tout ça. Mes yeux qui voyaient trouble, je pense que c’est parce que je ne voulais plus voir le monde.

Avant, je me levais courbée ; c’est fini. (...)

Mon corps était épuisé, mon cerveau encore plus. Moi qui avais perdu toute énergie, je me retrouve. Je suis redevenue la femme que je n’étais plus.
Maintenant, je fais des rapprochements. Je comprends que mon corps tirait le signal d’alarme. Mon médecin ne comprenait pas. En fait je me suis autodétruite. Si j’avais continué, je serais morte.

C’est un processus subtil ; parce qu’il y avait aussi des douleurs qui avaient disparu et qui se réveillent. En 1996, j’avais eu un bras cassé dans un accident et j’en avais gardé une grave arthrose. Cette arthrose, je ne la sentais jamais. Pour se prostituer, il faut anesthé- sier son corps. Et j’avais anesthésié les douleurs réelles. On s’anesthésie tellement qu’on finit par s’endormir. C’est le début d’une mort.
Arrêter, mais comment ?

Pour m’en sortir, il m’a fallu des rencontres. Et puis il y a eu cette fatigue, ce ras le bol, ce burn out.

J’ai publié un livre [1] et cela m’a permis de rencontrer beaucoup de gens. Certains étaient pour la prostitution, d’autres contre. J’ai pris tous ces mots et j’ai réfléchi. Je me suis posé la question : le conseillerais-tu à une autre femme ? La réponse était évidente. C’était non. (...)

Quand je relis ce que j’ai pu écrire avant, je me choque toute seule. Mais j’étais où ? Maintenant, je sais que c’était une étape et qu’elle était indispensable à ma guérison. Mais je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Un jour, je me suis réveillée. Mais quand on se réveille, on a mal. Donc, on peut ne pas en avoir envie.
Des appels au secours permanents

Pendant toutes ces années, j’ai vu des psys, je suis allée aux Alcooliques Anonymes (je buvais pas mal). Mais je trouvais des excuses bidon, des faux problèmes parce que je ne pouvais pas dire que j’étais prostituée. En fait, je me rends compte maintenant que je lançais des appels au secours en permanence. Mais les réponses, les aides, on ne les obtient pas parce qu’on ne peut pas dire l’essentiel. Il n’y a personne pour les com- prendre, pour les déchiffrer.

Mes réflexions ont duré en tout une huitaine d’années. Il aurait fallu que je sois entendue par les bonnes personnes. Mais ce n’était pas possible, à cause du tabou.
Témoigner, et à visage découvert

Aujourd’hui, je témoigne à visage découvert. Pour désarmer l’ennemi. Mais avant...
Il fallait vivre avec l’idée : "à un moment ou à un autre, mes enfants sauront." C’était invivable.

Pour leur dire, j’ai utilisé les grands moyens : témoigner dans une émission de Jean-Luc Delarue sur les non-dits et les secrets de famille. J’avais accepté en me faisant violence mais il fallait que ma vie change. Je voulais me libérer, c’était trop lourd. J’ai donc prononcé ces mots, sur le plateau : "je me prostitue". Après, je me suis passé le DVD en boucle pour m’écouter le dire. Bon, personne ne m’a donné de médaille, le cap a été dur à passer. Mais mes enfants ont compris. Les grands s’en doutaient, d’ailleurs. Et moi je n’avais plus à avoir peur ; cette peur affreuse qu’ils l’apprennent de quelqu’un. Je m’étais libérée, je pouvais passer à autre chose, ouvrir des cadenas.

Mais j’avais pris des risques. J’ai des problèmes de retards de loyer, et j’ai été menacée d’expulsion par mon office de HLM. Des gens ont raconté que j’avais des activités de prostitution dans mon appartement, alors que je ne recevais jamais personne. C’est très dur à vivre. Je n’aurais jamais imaginé que les HLM allaient s’en servir pour tenter de me détruire. Tout est un combat (...)

Aujourd’hui, je suis à la ramasse financièrement. Mais je n’y retournerai pas. C’est irréversible. Je réapprends à vivre. Je travaille, je suis contente de toucher un salaire. Je gagnais en deux jours ce que je gagne en deux semaines, je vis avec le minimum mais je suis en accord avec moi-même.

(...)
Je prends la route demain à pied pour Paris.
Je pars de Saintes, dernière ville où j’ai laissé les clients profiter de mon corps, jusqu’à la première ville où je l’ai vendu...
(...)