
Le texte qui suit est la retranscription, en quatre parties, d’un entretien avec Christine Delphy, réalisé par Daniel Bertaux, Catherine Delcroix et Roland Pfefferkorn, publié initialement dans Migrations et sociétés en janvier-février 2011.
Je parlais récemment avec une femme journaliste à la télévision du débat sur l’interdiction du foulard à l’école et du fait que cela pénalisait de jeunes Françaises. Elle en était d’accord mais elle pensait que cette interdiction pouvait aider… les Iraniennes ! Quand je lui ai demandé en quoi, elle m’a répondu que cela pouvait « être un signe ». Mais un signe de quoi et dirigé vers qui ? On ne peut comprendre ce qu’elle voulait dire qu’en s’inscrivant à l’intérieur du mythe national qui voit la France comme phare et guide des nations. Dans ce paradigme, dès que les Français font quelque chose, à l’étranger on se dit : « Ah, les Français font ça ! ! Ça doit être intéressant ! Et si on faisait la même chose ? ». Mais les autres pays ne se disent pas cela, ils sont dans leur propre mythe national, pas dans le nôtre, et ils ne nous voient pas comme un exemple.
Il faut qu’on se mette bien cela dans la tête. Je trouve triste que des gens aient cette vision… qu’ils imaginent encore la France comme une espèce de fanal qui inonde de sa lumière les autres pays. Parce que c’est une illusion. Et ce n’est pas du tout ainsi que la France est perçue, surtout dans les pays naguère colonisés. (...)
Dans la génération des parents cela ne se faisait pratiquement
pas. Cette génération croyait à l’intégration. Mais la génération
suivante a vu le résultat de cette croyance : aux yeux de la nouvelle génération,
il n’y a pas d’intégration, et leurs parents se sont fait rouler
dans la farine. Leur façon de se rebeller, c’est de porter le foulard. Si,
quand elles se rebellent contre un traitement qu’elles trouvent injuste,
on leur répond par une punition injuste elle aussi, ça ne va pas arranger
les choses. On peut taper sur la tête des gens, et quand ils la relèvent,
retaper, mais il faut être conscient que c’est une conduite à risques. C’est
celle de la France aujourd’hui.
(...)
la religion fait partie de la culture, et vouloir l’en exclure est absurde. La religion n’est qu’un des aspects d’une culture qui est sexiste de bout en bout. Mais enlevons la religion de la culture – par exemple parmi les “déchristianisés” français, la majorité des gens en France – trouve-t-on moins de sexisme ? Absolument pas. D’ailleurs, trouve-t-on moins de christianisme chez les athées ? Cela semble une question absurde, et pourtant… Les laïcards vivent dans un pays catholique, ils prétendent que le catholicisme n’est pour eux qu’une série d’églises – gothiques ou romanes – seulement des monuments pour lesquels leur intérêt est strictement esthétique, mais en même temps ils nient que le catholicisme soit un des piliers de l’ensemble de leur culture.
Par ailleurs, ils se déclarent opposés à tout esprit religieux et partisans d’une séparation absolue entre le domaine politique et la religion. Cette position est pourtant contraire à la loi de 1905, qui stipule que les Églises ne doivent pas intervenir ès qualités dans le débat politique, mais qui n’empêche pas les gens d’avoir leurs convictions (...)
Que les musulmans, comme les catholiques et les
protestants, aient droit à leurs croyances et les expriment, où que ce soit,
c’est en cela que consiste la liberté de conscience garantie par nos
Constitutions et nos conventions internationales. Les Églises sont exclues
du fonctionnement politique, pas les consciences.
(...)
Pour en revenir aux hyper-laïcs, qui prétendent qu’il faut faire dans la vie publique comme si les religions n’existaient pas, très curieusement ils passent leur temps non seulement à étudier l’islam, mais à l’expliquer aux musulmans. Les grands “spécialistes” de l’islam que sont Bernard- Henri Lévy et Caroline Fourest font assaut de citations de hadiths et de sourates et deviennent des exégètes du Coran. Ils expliquent, comme le fait aussi le Premier ministre, que le foulard ou le niqab « ne sont pas des obligations religieuses pour les musulmanes ». Nous sommes ainsi en pleine confusion, et même en pleine schizophrénie. Ces contempteurs des musulmans prétendent à la fois rejeter toutes les religions, la religion, et en même temps… chercher la “véritable” religion, qui serait, elle, acceptable ! (...)