
Depuis une vingtaine d’années (Sommet de la Terre de Rio en 1992), de nombreux biologistes et ONGE, puissamment soutenus par des fondations, des organisations internationales, des agences publiques, des dons privés mais aussi de plus en plus de sociétés multinationales, imposent l’idée que l’un des meilleurs moyens de préserver la biodiversité marine et les ressources de pêche est de multiplier les réserves intégrales et les Aires Marines Protégées (AMP).
Après avoir imposé ce modèle à terre en réclamant sans cesse une extension des réserves terrestres (objectif 17% adopté, avec un objectif de 25% plus tard), les ONGE ont obtenu à Johannesburg en 2002 l’établissement d’AMP sur 20% des océans, dont la moitié en réserves intégrales. En réalité, pour beaucoup, ce n’est qu’une étape, et Greenpeace revendique déjà des réserves sur 40% des océans. Pour le grand public, sensibilisé par des discours et des films catastrophistes ou d’autres exaltant la beauté des réserves marines (Planète Océan de Yann Arthus Bertrand), cette demande est simple et évidente. Pourtant, les réserves intégrales en particulier, soulèvent d’énormes questions et problèmes. Elles ne permettent pas toujours de résoudre les problèmes d’érosion de la biodiversité et elles posent de sérieux problèmes d’exclusion, bien analysés et documentés à terre et déjà sensibles en mer.
Il ne s’agit pas pour autant de diaboliser l’action et encore moins les objectifs des ONGE. Parmi celles qui sont engagées sur le terrain de la conservation par les réserves, il y a des pratiques très diverses ; certaines sont parfois très respectueuses des droits humains dans leur action et pas seulement dans leurs déclarations. Au sein même d’une ONGE qui se contente d’afficher ses objectifs environnementaux sans se préoccuper des impacts sociaux de ses programmes, les professionnels engagés sur le terrain peuvent avoir de bonnes relations avec les populations concernées. Il ne s’agit donc pas de condamner par principe les réserves intégrales, ni les objectifs respectables des ONGE, mais de montrer qu’au sein même du mouvement conservationniste, beaucoup de scientifiques, d’écologistes s’interrogent sur les méthodes, les résultats et les conséquences sociales parfois dramatiques des mises en réserves de territoires terrestres et marins.
Cependant les dirigeants des ONGE et des fondations qui les soutiennent ont plutôt tendance à ne pas divulguer le contenu des débats internes qui pourrait ternir leur belle image de sauveurs de la planète [1]. Malgré la suffisance et l’arrogance des grosses ONGE, qui leur permettent de monopoliser les médias, il existe un vrai débat sur la pertinence de leurs méthodes et objectifs, leur compatibilité avec les droits humains. Les ONGE concernées sont principalement les grosses ONGE américaines conservationnistes comme Conservation International, The Nature Conservancy, Oceana et autres, mais aussi le WWF ou quelques ONGE européennes intervenant en Afrique. Toutes ces ONGE sont profondément intégrées dans un système capitaliste qu’elles ne remettent pas en cause puisqu’elles en tirent leurs revenus et qu’elles sont étroitement liées aux grosses entreprises soit directement soit par le biais de fondations. Une ONGE comme Greenpeace est plus indépendante, mais elle reçoit aussi à l’occasion de gros financements de fondations américaines (sur la réforme de la PCP en particulier) même si elle reste très critique sur les grosses entreprises.
Cependant, sur la question des océans, elle est la plus grande promotrice des réserves marines, même si elle n’est pas engagée dans leur gestion comme les autres ONGE. Elle s’inscrit donc de ce fait pleinement dans le réseau international qui organise la dépossession des pêcheurs et leur mise sous tutelle. Sa défense de la petite pêche ne la dédouane pas de ce reproche car elle apporte un soutien conditionnel à ce secteur en lui imposant ses propres conceptions sur les engins ou les espaces interdits. (...)
A la notion d’écosystème privilégiée par les biologistes, les géographes préfèrent la notion de milieu : « Le milieu géographique d’un lieu comprend des éléments d’ordre naturel, des artefacts (équipements, réseaux d’infrastructures), des institutions et des cultures, des relations, bref l’ensemble des ‘mémoires’ qu ‘informent’ le système du lieu » [8]. Plus récemment, les géographes ont introduit le concept de « géosystème », plus riche et plus complexe que celui d’écosystème pour analyser les relations de l’homme avec son milieu. (...)
Les réserves ont entraîné la dépossession de millions de gens.
Avant d’analyser l’impact social des réserves marines, il est bon de revenir sur ce qui s’est passé à terre durant plus d’un siècle, jusqu’à aujourd’hui. (...)
En 2004, lors d’un congrès de l’UICN à Bangkok, l’un de leurs leaders, le Tanzanien Martin Saning’o, déclara : « dans l’intérêt d’une vogue relativement nouvelle, la biodiversité, plus de cent mille éleveurs Massaï ont été déplacés de leurs terres… Nous étions les premiers conservationnistes, maintenant vous avez fait de nous les ennemis de la conservation » [11]. En 2004, à nouveau, 200 délégués indigènes ont signé une déclaration précisant que : « la conservation est devenue la première menace pour les territoires indigènes ». Il est difficile d’estimer le nombre de personnes déplacées par la création des parcs. L’évaluation la plus faible l’estime à 5 millions de personnes depuis le projet du parc Yosémite, en Californie, en 1864. D’autres l’évaluent à 14 millions de personnes pour l’Afrique seule.
Derrière l’apparence des bonnes intentions et des objectifs respectables, il y a donc, dans l’histoire des parcs et réserves, une face souvent odieuse mais largement méconnue, celle des peuples entiers dépossédés de leurs terres, oubliés de l’histoire. L’une des raisons de cette méconnaissance est liée aux grandes déclarations des années 1990-2000 qui ont formalisé et promu dans l’enthousiasme les idées de cogestion des réserves et de respect des pratiques indigènes, adaptées à la protection de l’environnement. (...)
Les peuples indigènes n’ont guère apprécié de se trouver face à des ONGE soutenues par les entreprises qui lorgnaient sur leurs terres et leurs ressources. De ce fait, la plupart des ONGE ont, selon Mac Chapin et d’autres analystes, décidé de centrer leurs objectifs sur la seule conservation, fondée scientifiquement suivant leurs critères, refusant de prendre en compte la lutte contre la pauvreté et les intérêts économiques et sociaux, qui ne seraient pas de leur ressort. Dans une étude récente du WWF, financée par les fondations Moore, Walton Family (Walmart) et Packard, les auteurs prétendent que les AMP bien conçues, sur des bases scientifiques, permettent de lutter contre la pauvreté. [14] Ce n’est pourtant pas le sentiment qu’expriment les représentants des habitants concernés.
L’analyse de ce qui se passe en Tanzanie est significative de cette évolution et de la collusion de plus en plus étroite entre ONGE, gouvernements et intérêts financiers de grosses entreprises, aux dépens des Massaï, de plus en plus marginalisés. (...)
L’urgence est sans cesse mise en avant pour justifier la création des réserves intégrales, la dernière phobie en date est celle d’une mer réduite à une soupe de méduses ; cela existe parfois, mais pour certains scientifiques, cela est dû essentiellement à des phénomènes cycliques incontrôlables. Les ONGE mettent aussi beaucoup de moyens pour persuader l’opinion que les réserves intégrales constituent l’un des moyens les plus efficaces pour restaurer les ressources. Cela peut être vrai, elles sont efficaces pour la biodiversité, mais, pour la pêche, l’effet sur les ressources est loin d’être généralisable. L’effet est plutôt neutre sur les ressources de pêche car la pression sur les autres zones compense la fin de la pêche dans les réserves. (...)
Ce qui se déroule, parfois avec violence, dans les pays du Sud se met en place sous nos yeux en Europe. La pression environnementaliste, jouant sur l’état d’urgence et le catastrophisme, ouvre la voie à un affaiblissement de l’occupation de l’espace marin par les pêcheurs et leur mise sous tutelle. Une fois cet obstacle dépassé, le mouvement des enclosures en mer peut se développer, il reste à se partager l’espace entre les divers intérêts qui piaffent d’impatience, conservationnistes, activités extractives, énergie, tourisme, aquaculture industrielle, etc. Les plus gourmands sont certainement les conservationnistes qui savent jouer de la sensibilité de l’opinion pour imposer leurs desiderata. L’exemple de l’Australie est assez significatif de ce point de vue. Ce pays vient de créer le plus grand réseau de réserves au monde (2,3 millions de Km2), mais déjà, des conservationnistes font remarquer que ces réserves évitent de toucher aux possibilités d’exploitation de pétrole et de gaz, et surtout ne remettent pas suffisamment en cause les activités de pêche. [22]
Il y a fort à parier qu’on ne touchera guère aux zones de pétrole off-shore, mais qu’on réduira encore les possibilités de pêche. (...)
Il existe pourtant une base scientifique qui fonde une gestion collective des ressources halieutiques, avec ses droits et responsabilités, elle a été validée par un prix Nobel attribué à Elinor Ostrom…
Mais tout cela est trop compliqué, mieux vaut un bon marché des droits de pêche et des réserves surveillées par des ONGE et des biologistes ; eux disposent de la vérité, ils n’ont pas besoin des savoirs accumulés par des générations de pêcheurs, ni de leur expérience d’une ressource fluctuante. Tout au plus, peuvent-ils accepter l’image d’Epinal de quelques pêcheurs travaillant à la côte, sur des embarcations de 10 ou 12 m, avec les rares engins qui seront « tolérés ». Cette vision « minimaliste » de la pêche ne cadre pas avec nos besoins et nos demandes alimentaires, elle ne tient pas compte non plus des conditions d’organisation du secteur et de son intégration dans les territoires maritimes et terrestres. Il y a urgence à créer des droits collectifs pour les pêcheurs, ces droits fondent aussi leurs responsabilités. Ils pourront alors les exercer avec la collaboration des scientifiques et des ONG respectueuses de leurs droits.