
Dans l’apparente neutralité d’une dépêche du 10 décembre 2021 annonçant que la Haute Cour de Londres venait de rendre de nouveau possible l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis, l’AFP prend fait et cause contre un confrère journaliste, fondateur de WikiLeaks, lentement assassiné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres.
Le titre annonce la couleur : « Julian Assange, héros controversé de la liberté d’informer ».
Controversé ? Vraiment ?
L’auteur de la dépêche (Sylvain Peuchmaurd) note que Julian Assange « a vu son image se troubler avec le temps ». De quel trouble s’agit-il ? Et qui estime que trouble il y a ?
Depuis les révélations de Chelsea Manning via WikiLeaks en 2010, documentant les crimes de guerre et les actes de torture commis régulièrement par l’armée des États-Unis en Afghanistan, en Irak et dans la prison de Guantánamo, Julian Assange est officiellement devenu « une cible prioritaire » pour Washington. Plus que « troublée », nous avons assisté en dix ans à la totale destruction de l’image d’Assange, organisée par les États-Unis et leurs subordonnés, autour des allégations de « délits sexuels » dans l’affaire suédoise qui, après neuf ans de procédure, s’est soldée par un abandon des poursuites dans un relatif silence médiatique si on le compare à l’empressement à l’accuser de viol.
Après son arrestation dans l’ambassade d’Équateur à Londres le 11 avril 2019, Julian Assange a purgé la lourde peine de 50 semaines de prison dans une prison de haute sécurité pour n’avoir pas respecté les conditions de sa liberté conditionnelle (ayant épuisé tous ses recours face à la justice britannique, l’extradition vers la Suède était imminente en juin 2012, il avait alors brisé son bracelet électronique avant de se réfugier dans l’ambassade équatorienne). Il a ensuite été maintenu en détention à Belmarsh à la demande de Washington qui veut juger le journaliste australien sur la base de chefs d’inculpation essentiellement fondés sur l’Espionage Act qui est une loi interne aux États-Unis, créée en 1917 pour enfermer les opposants à l’entrée en guerre.
La dépêche de l’AFP précise : « Son image de “cyber-warrior” aux cheveux blancs s’est brouillée au fil des ans, en particulier avec la diffusion par sa plateforme, en 2016, pendant la campagne présidentielle américaine, de milliers de courriels piratés provenant du Parti démocrate et de l’équipe d’Hillary Clinton. »
Le journaliste de l’agence de presse n’a pas trouvé la place de préciser ce que contiennent les révélations de ces courriels qui ont « brouillé l’image » d’Assange :
– la publication par WikiLeaks de courriels prouvant comment la direction du Parti démocrate américain a manipulé les primaires pour favoriser Hillary Clinton au détriment de Bernie Sanders, notamment comment la candidate a triché lors des débats en ayant accès à l’avance aux questions ;
– les révélations par WikiLeaks d’extraits des conférences payées par Goldman Sachs en 2013 et le financement de la Fondation Clinton par l’Arabie saoudite alors que les records de ventes d’armes à ce pays ont été battus sous le mandat de secrétaire d’État Hillary Clinton.
En février 2016, WikiLeaks avait aussi publié les « NSA Targets World Leaders » révélant comment, pendant la présidence de Barack Obama, les services américains avaient espionné une réunion privée sur la stratégie de lutte contre le changement climatique entre le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon et la chancelière allemande Angela Merkel à Berlin ainsi que la mise sur écoute de plusieurs grands diplomates et hauts dirigeants (dont Nicolas Sarkozy), le chef de cabinet du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), des hauts responsables de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et de l’Union européenne.
Toutes ces vérités, que personne n’a pu nier, l’AFP semble les ignorer ou les juger désormais non publiables. Pourquoi ? (...)
L’AFP ne précise pas que WikiLeaks n’a pas seulement publié des documents révélant la surveillance massive de leur propres citoyens par les services de renseignement – publics et privés – états-uniens mais aussi celle de leurs équivalents russes sur leur population (« Spy Files Russia », septembre 2019, en partenariat avec Mediapart et La Repubblica), mais sans que ces révélations ne provoquent une demande d’extradition de Julian Assange du Royaume-Uni vers la Russie.
« Ces révélations avaient alors suscité des éloges appuyés du candidat Donald Trump, qui avait lancé lors d’un meeting : "J’adore WikiLeaks !" », se souvient l’AFP, en occultant le fait que WikiLeaks avait dénoncé en janvier 2017 la promesse de campagne non tenue de Trump sur la publication de sa déclaration d’impôts, et en oubliant aussi que, le 21 avril 2017, le ministre US de la Justice Jefferson « Jeff » Session avait fait de l’arrestation d’Assange une « priorité » pour les États-Unis et que le président Trump n’a jamais fait le moindre geste pour arrêter les poursuites contre lui, son « soutien » à WikiLeaks s’étant limité à une boutade de meeting de campagne. (...)
Les avocats de Julian Assange vont saisir la Cour suprême pour tenter d’éviter sa probable extradition vers les États-Unis où il risque 175 ans de prison pour avoir dit la vérité et fait ce que tout journaliste est censé faire, comme l’AFP est bien placée pour le savoir. La persécution est rendue possible par la passivité voire la complicité des médias dominants et ce genre de dépêche qui valide les arguments de Washington contre la liberté d’informer en répétant les « fake news » et calomnies habituelles.
N’en déplaise à l’AFP, Julian Assange est le journaliste le plus primé du XXIe siècle et il est soutenu par de nombreux confrères dans le monde, des syndicats de journalistes (en France par le SNJ, le SNJ-CGT et la CFDT-Journalistes, à l’échelon international par la FIJ), des ONG comme RSF, Amnesty International, Human Rights Watch...
En espérant que s’il reste encore à l’AFP quelques journalistes attachés aux faits, ils prendront en compte ces éléments en vue d’un correctif et des excuses publiques pour cette dépêche qui « porte la plume dans la plaie » de la torture qui tue à petit feu leur confrère.