
Lors des élections régionales et départementales, les candidatures de Renaud Muselier (ex-LR) et de Michel Bonnus (LR) ont réuni dans un bureau de vote toulonnais plus de 85 % des suffrages au second tour. Au cours d’une enquête de plusieurs mois, Mediapart a rencontré des habitants qui, d’après les registres électoraux, ont voté. Mais qui nous expliquent, éléments de preuves à l’appui, ne s’être jamais rendus aux urnes. Renaud Muselier dit tout ignorer de l’affaire. Michel Bonnus et le maire de Toulon Hubert Falco ne nous ont pas répondu.
Dans le quartier populaire de la Beaucaire à Toulon (Var), avec plus de mille inscrits, le bureau 37 est le plus important. Selon les résultats officiels des élections des 20 et 27 juin 2021, le taux d’abstention du bureau 37 a oscillé entre 66 et 72 %. La liste conduite aux régionales par Renaud Muselier y a réalisé un score exceptionnel, en réunissant 71 % des voix au premier tour, puis 85 % au second. Quant au sénateur Bonnus, ses résultats furent plus brillants encore pour les départementales. Dans ce même bureau 37, Michel Bonnus a recueilli 76 % des suffrages exprimés au premier tour, puis 87 % au second. Une performance sans égal. (...)
Mis en alerte par un précédent scrutin problématique qui vient de déboucher sur un dépôt de plainte, nous avons procédé à une analyse minutieuse des listes d’émargement du bureau 37 pour le premier et le second tour des deux scrutins. Pour ces quatre cahiers, le nombre total de votants oscille entre 287 et 350 personnes. Gribouillis grossiers, signatures différentes entre les élections régionales et départementales, ou entre le premier et le second tour… Parfois, pour une seule personne, nous avons identifié quatre signatures distinctes. Cette étude nous a permis d’isoler un groupe de 72 électeurs présentant des signatures illogiques. (...)
Après quoi, pendant plus de trois mois, nous avons arpenté les rues de la Beaucaire, gravi les étages des immeubles des cités toulonnaises, frappé aux portes de ses habitants. Au terme de cette recherche, nous avons pu identifier au moins quinze personnes avec des signatures incohérentes apparaissant au niveau de leurs noms sur les cahiers d’émargement.
À chaque fois, ces personnes dont l’identité a été usurpée ou leur premier cercle nous ont affirmé qu’elles n’avaient pas pris part aux opérations de vote de juin 2021. (...)
Trois mères au foyer, une vendeuse, une assistante dentaire, une aide à domicile, un réparateur de bateaux, un électricien et six autres personnes sans emploi ont accepté de répondre à nos questions, de consulter les listes d’émargement, de nous confirmer leur non-participation aux opérations de vote, et de nous présenter leur pièce d’identité. À une seule condition : que leur patronyme ne soit pas mentionné dans cet article. « J’habite à la Beaucaire depuis longtemps et je sais comment ça fonctionne ici, nous confie Maryam*, qui fait partie de ces « faux électeurs ». Je veux rester anonyme car je n’ai aucune confiance dans les gens qui tiennent ce quartier. De quoi ai-je peur ? Eh bien, je n’ai tout simplement pas envie de voir ma voiture brûler. »
Huit personnes ont cependant attesté par écrit qu’elles étaient prêtes à témoigner devant la justice dans l’éventualité où une plainte serait déposée contre Mediapart à la suite de la publication de cet article. (...)
Après la découverte des gribouillis sur les listes d’émargement, l’inquiétude se mue en stupeur. « Je suis formelle, aucune de ces quatre signatures n’est la mienne » (...)
« J’ai souvent entendu dire que l’équipe en place avait des pratiques plus qu’inhabituelles lors des élections dans le quartier, mais je n’ai jamais vraiment su si c’était des rumeurs ou si c’était vrai. Maintenant, je sais que c’est la vérité », nous confie Marthe*, locataire d’un appartement dans l’une des tours HLM de la cité.
Enfin, la plupart des personnes éprouvent un sentiment de colère et d’indignation. (...)
« De tels agissements, ce n’est pas la République, ce n’est pas la France ! », s’étrangle Yasmine*, jeune femme originaire du Maghreb ayant obtenu récemment la nationalité française. « C’est un viol de la souveraineté des citoyens. C’est inadmissible ! », renchérit la mère de l’une des victimes.
L’une des personnes concernées par ces faits a accepté de témoigner sous sa véritable identité. Il se nomme Kamel Melhaa, il est caporal-chef de l’Armée de terre. (...) « Ma signature n’a rien à voir avec ça !, nous déclare-t-il, indigné. Le 27 juin 2021, je suis resté chez moi afin de m’occuper de ma fille. » Avant d’ajouter : « Quand je pars en opération extérieure, je risque ma vie pour la France, je me bats pour notre pays. Que des médiocres aient pu violer mon droit de vote dans le seul intérêt de politiciens, cela me dégoûte et provoque en moi une grande colère. »
Comme d’autres électeurs du bureau 37 que nous avons rencontrés, M. Melhaa nous a déclaré qu’il avait l’intention de déposer plainte pour usurpation d’identité, faux et usage de faux. (...)
Mais que s’est-il passé ? Qui a pu procéder à de telles manipulations dans un quartier, qui, de toute façon, vote massivement pour Hubert Falco (Horizons, ex-LR), maire de Toulon depuis 2001, ainsi que pour tous les candidats qu’il soutient ? (...)
Lors du premier tour des élections régionales et départementales, aucun membre d’un parti d’opposition n’était présent en permanence dans le bureau 37. Lors du second, aucun n’était présent du tout.
Interrogés par Mediapart, les services de Renaud Muselier assurent n’être « absolument pas au courant de cette affaire ». Interrogés sur ce qui a pu se produire dans le bureau 37, Hubert Falco, Michel Bonnus et Alain Dho n’ont pour leur part pas donné suite à nos sollicitations, pas plus que Yasmina Mejri.
Ces bulletins n’ont pas changé le cours des élections. Le sénateur Bonnus a été confortablement réélu au conseil départemental du Var. La liste de Renaud Muselier, elle, a emporté la Région. (...)
Dans les médias nationaux, Hubert Falco ne manque jamais une occasion de rappeler qu’il a ravi la ville de Toulon au Front national en 2001. Ce qu’il n’évoque en revanche jamais, c’est qu’il a véritablement débuté sa carrière politique aux côtés de Maurice Arreckx, dont il a été le premier vice-président au conseil général du Var à partir de 1992, puis le successeur à la tête du département en 1994.
Arreckx, figure de l’UDF lié au grand banditisme, a longtemps régné seul sur la vie politique varoise. Mort en 2001, il fut maire de Toulon de 1959 à 1985 ; président du conseil général du Var de 1985 à 1994 ; sénateur de 1986 à 1995 ; puis détenu de la prison des Baumettes à Marseille à partir de 1994 pour des condamnations en lien avec sa pratique illégale du pouvoir.
Michel Bonnus, quant à lui, est un bistrotier de 56 ans issu d’une famille de rugbymen et de patrons de bar toulonnais. Lui et ses proches sont à la tête d’un vaste empire de sociétés civiles immobilières, de restaurants et de débits de boissons, s’étendant de l’opulente station balnéaire de Hyères-les-Palmiers aux abords du port militaire de Toulon. Un empire aux contours parfois flous : certaines sociétés dont M. Bonnus est gérant ou dans lesquelles il possédait des participations financières à la date de son élection au Sénat sont en effets annotées, dans sa déclaration d’intérêts et d’activités, comme des « coquilles vides » par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). (...)
La gauche s’effondre et Michel Bonnus emporte une première fois le canton de Toulon-2 en 2011. Michel Bonnus accueille alors à bras ouverts les jeunes gens de la cité de la Beaucaire dans ses établissements et engage d’influents « grands frères » en tant que videurs. Parfois au mépris de la loi**. Cela ne l’empêche pas de devenir adjoint aux sports et aux espaces verts en 2014, puis président du puissant office HLM Var-Habitat en 2015.
Beaucoup lui prêtent l’ambition de devenir le prochain maire de Toulon.