
La récente offensive contre le genre est aussi inquiétante dans sa dimension obscurantiste que dans sa dimension provocatrice. Dénier la possibilité de raisonner en termes de genre, ne retenir que la dimension biologique des relations sociales, empêcher des recherches de se faire, tout rappelle la tradition anti-intellectualiste qui, depuis la nuit des temps et sous toutes les formes, essaie de freiner la connaissance. À cela s’ajoute, comme souvent, la manipulation la plus éhontée et la plus sordide. La France contemporaine vit au rythme des obsessions intégristes d’une certaine conception, haineuse, de la famille, de la sexualité, de l’école, de la civilisation.
Un peu curieusement, à cause d’une sorte de fatwa lancée par un ancien pape démissionnaire, le débat se focalise sur la « théorie du genre » contre les « études du genre ». Du côté des intégristes, l’ambiguïté est entretenue entre cet anti-intellectualisme qui fustige toute théorie de quoi que ce soit, et l’affirmation d’une idéologie, qui voit dans la théorie du genre une autre idéologie, opposée à la leur, cachée derrière les attributs de la science. Du côté des défenseurs des études sur le genre, l’ambiguïté du refus de la théorie du genre (alors qu’ils sont tous d’accord pour théoriser ce dernier), au profit des gender studies, à la légitimité à la fois incontestable et insuffisante, peut étonner.
Quelle est le rôle de la sociologie dans cette affaire ? Implorer les fanatiques du patriarcat de laisser les chercheurs travailler tranquillement, au nom de la science ? Dénoncer leurs obsessions et leur extrémisme pour laisser l’école républicaine faire son travail d’émancipation ?
Non ! La sociologie du genre, de l’école, la sociologie tout court doit faire oeuvre d’utilité publique en obligeant les réactionnaires et leurs nombreux complices passifs, réunis par un plus petit dénominateur commun, à assumer ce qu’ils défendent avec, respectivement, hargne ou pusillanimité : leur construction de la famille, de l’école et de la civilisation se fait au détriment des filles, par le laminage massif, systématique et durable, depuis la maternelle jusqu’au supérieur, de leur estime d’elles-mêmes. Si le conformisme scolaire des filles se traduit globalement par de meilleures notes, il s’accompagne surtout d’une limitation de l’appréciation de leurs capacités intellectuelles. Et ce, à tous les niveaux scolaires, sous toutes les formes de jugements, dans tous les pays, depuis le début des recherches sur la question, il y a quelques décennies, quand des chercheuses un peu militantes (mais pas trop) se sont demandées pourquoi les résultats de la recherche officielle, en phase avec l’idéologie de l’école libératrice, ne collaient pas avec leur intime conviction scientifique. Leurs analyses minutieuses des bulletins scolaires, annotations de copies, verdicts de conseils de classe, interactions en classe, ont été corroborées par une enquête quantitative publiée par la DEP (Ministère de l’Éducation Nationale) en 2005 : un suivi pendant 7 ans d’une cohorte de presque 13000 élèves entrés en 6ème en 1995 montre que les filles ont toujours, à situation scolaire égale, une estime de soi (mesurée par 3 indicateurs, dont le plus signifiant est : « la peur de ne pas réussir ») plus faible que celle des garçons.
Rarement un phénomène social est caractérisé par autant de résultats allant dans le même sens. Rarement une domination aura été aussi durable, écrasante, parfois subtile, que la domination masculine à l’école – depuis que l’école existe, selon toute probabilité. Mais rarement autant qu’aujourd’hui, paradoxalement, cette domination aura été aussi délégitimée. C’est peu dire que sa dissimulation est vitale pour sa perpétuation ; car il est possible de penser que le moindre dévoilement public de son fonctionnement suffirait à mettre au jour des contradictions insoutenables. Contradiction des intégristes : ils ne devraient rien dire, que veulent-ils de plus, tant le système scolaire actuel sert leur idéologie, mais ils ne le savent pas, car qui le sait ? Et leur jusqu’au-boutisme les pousse à prendre le risque d’attirer les projecteurs sur ce qu’ils approuvent : le scandale caché de la discrimination des filles. Contradiction des enseignantes : elles reproduisent auprès de leurs élèves la domination masculine qui les a produites comme enseignantes.
La sociologie devrait avoir comme responsabilité de sauver les filles, et le dire clairement, pour aider à la prise de conscience, et favoriser une socioanalyse dont le seul mot d’ordre serait : diplômer les filles comme les garçons, à n’avoir peur de rien, ni de réussir, ni de ne pas réussir, ni de la norme scolaire, ni des contraintes familiales futures. Si l’école de la domination masculine changeait, la famille, la sexualité et la civilisation suivraient.
Qui a peur de cela ?