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INA/la revue des medias
« Quand on fait de l’enquête, nos certitudes sont renversées par la réalité »
#medias #alguesvertes
Article mis en ligne le 19 juin 2023

La journaliste indépendante Inès Léraud vit en Bretagne depuis huit ans. Ses enquêtes ont notamment mis en lumière la pollution du littoral breton par l’agriculture intensive. Elle en a fait des documentaires sonores, une BD et un film qui sort en salle le 12 septembre. Comment travaille-t-elle ? Entretien.

Les Algues vertes sort en salle le 12 juillet. Cette fiction, en grande partie basée sur des faits réels, et réalisée par Pierre Jolivet, raconte l’enquête menée par une journaliste indépendante, Inès Léraud, sur ces marées d’algues vertes qui se développent en Bretagne. En se décomposant, elles dégagent de l’hydrogène sulfuré, un gaz toxique qui a tué des animaux (rien qu’à l’été 2011, 36 sangliers, 5 ragondins, et un blaireau) et aux moins trois hommes en 1989, 2009 et 2016). Au cours de sept à huit années d’enquête, la journaliste a démontré que leur présence, qui pollue le littoral breton, était due à l’agriculture intensive. L’industrie agroalimentaire a tenté à de multiples reprises de lui barrer la route. Elle a tenu bon, rejointe, mois après mois, par des citoyens bretons, agriculteurs ou non, qui soutenaient et alimentaient son enquête. Elle s’était installée parmi eux dans le secteur de Callac, dans les Côtes d’Armor, à deux heures de voiture de Rennes.

Inès Léraud a cosigné le scénario du film (...)

Son enquête avait d’abord été publiée sous la forme d’un roman graphique dans La Revue dessinée, puis chez Delcourt en 2020. 150 000 exemplaires vendus, un grand succès de librairie, après des années de sacrifices.

Inès Léraud incarne une forme de journalisme total. (...)

Dans le film, elle raconte que Daniel Mermet, avec qui elle a travaillé, dit : « le journaliste national ne sait rien, mais peut tout dire. Le localier sait tout, mais ne peut rien dire ». Elle, elle a trouvé une façon de tout dire en vivant sur son terrain d’enquête. Elle nous raconte comment elle s’y prend. (...)

J’ai voulu voir de plus près. Au début, je pensais rester trois ou quatre mois… Huit ans plus tard, j’y suis toujours ! À Paris, on ne mesure pas les conséquences de nos enquêtes. En Bretagne, au début, j’étais terrorisée à l’idée de croiser des gens mécontents de mes sujets en faisant mes courses. Et je me faisais jeter de partout quand j’allais dans les fermes pour parler avec des agriculteurs. Ils craignaient que je travaille pour une association animaliste… Comme je n’avais pas internet chez moi, j’allais travailler au café. Les cafés, en centre-Bretagne, sont souvent des lieux improbables, tout petits, parfois dans le salon d’un habitant. Une conversation unique réunit tous les clients. Quand on arrive en tant que journaliste, ça surprend.

Mais peu à peu, les gens se sont habitués à ma présence, ils m’ont adoptée. Un rapport de confiance s’est créé et ça a déclenché des témoignages. Ici, les gens vivent tous plus ou moins directement de l’agriculture industrielle. Avec le temps, ils sont devenus les partenaires de mes enquêtes et ils les assument avec moi.

Vos témoins relisent ce que vous écrivez ?

Oui. Quand une source est sensible, je lui fais écouter mon montage ou relire mon texte. Tout ce qu’on interdit de faire dans les écoles de journalisme ! Au cours de mes enquêtes, les habitants et moi découvrons des choses ensemble (...)

Quand on fait réécouter ou relire leurs témoignages aux témoins avant diffusion, l’échange qui se noue autour de cette relecture permet d’aller plus loin, d’en apprendre plus. Ensuite, on assume ensemble le récit, on partage les responsabilités. Et je garantis l’anonymisation si besoin. De fil en aiguille, c’est toute la base de la population qui s’est mise à travailler avec moi. On a longtemps cru qu’il y avait une fracture entre les agriculteurs et les écologistes. Mon travail met plutôt en lumière celle qui existe entre les habitants et les agriculteurs d’un côté et le lobby de l’agro-alimentaire de l’autre. (...)

Qu’avez-vous appris sur l’exercice du métier de journaliste au cours de cette investigation ?

Je me suis épuisée à travailler seule. Quand on commence à enquêter, une information en apporte une autre et on découvre finalement un continent d’enquêtes. Il faut des coéquipiers pour partager le travail, les interviews, on a besoin de se passer le relai. J’étais plongée dans l’agriculture nuit et jour, je ne lisais que des livres sur ce sujet, j’étais totalement dedans. Et je me posais beaucoup de questions morales, je ne savais pas si mes réactions étaient légitimes, mesurées, trop agressives… C’est pour cela qu’on a créé Splann, une ONG d’enquêtes, avec un fonctionnement collectif. On invente une autre façon de faire du journalisme, on se soutient, on partage tout, on publie quand on est prêts. En ce moment, on propose une grande enquête sur le porc. On s’épanouit dans l’investigation en tandem. (...)

C’est parfois un combat au sein des rédactions de travailler sur des sujets d’utilité publique. Les lanceurs d’alerte se heurtent aux mêmes difficultés dans les entreprises.

Vous a-t-on reproché une forme de militantisme ?

Je suis une journaliste indépendante, plus libre qu’un journaliste travaillant pour une seule rédaction qui, elle, appartient à un grand groupe. Et quand on fait de l’enquête, nos certitudes sont renversées par la réalité. Je cherche à approcher le réel avec le plus de précision possible. Je revendique un journalisme précis (...)

Vos enquêtes ont-elles eu un coût sur votre vie personnelle ?

Oui, très clairement. Je n’ai pas eu le temps de me poser de questions sur la maternité, par exemple. J’ai été happée par mes enquêtes parce qu’il y avait urgence. J’estimais que ce que les gens me demandaient de raconter était crucial. Au bout d’un moment, on ne voyait en moi que le courage, ça m’obligeait à paraître forte tout le temps. Il existe une mystification du journaliste, on le fige dans une posture, on héroïse les lanceurs d’alerte, on nous dit beaucoup « bravo pour votre courage ». Cette phrase, parfois, me glace. Moi ce que j’aime entendre c’est « votre travail m’a donné envie d’agir, d’enquêter, d’adhérer à une asso, d’investir la politique locale » ou ce genre de choses… On a besoin d’être beaucoup plus nombreux à se passer le relai.

Avez-vous été tentée de renoncer ?

Oui. À l’été 2020, après la publication du roman graphique, j’étais épuisée. L’intégralité de la BD a été attaquée. Deux plaintes en diffamation ont été déposées contre moi par des industriels bretons — pas contre mon éditeur. C’était très lourd. Ma maison d’édition a décidé de prendre en charge mes frais d’avocat. Mais un avocat ne travaille pas tout seul, il a besoin qu’on lui apporte des documents, des preuves. Dix-neuf mois ont passé entre le dépôt de plainte et l’audience. Dix-neuf mois pendant lesquels je n’ai pas dormi. Je ne pouvais plus travailler, j’étais occupée à préparer ma défense, j’ai perdu ma carte de presse…

« On cherchait à me faire peur, à me décourager pour l’avenir »

Pour me défendre, il fallait que je désanonymise des sources. C’était la seule façon de gagner mon procès et de faire avancer le bien commun. Mais c’était très angoissant. On cherchait à me contraindre à révéler les noms de mes sources, à me faire peur, à me décourager pour l’avenir. Des bruits violents couraient affirmant que j’étais responsable du suicide d’agriculteurs qui m’avaient parlé… Ça m’a usée, fragilisée. Reporter Sans Frontières m’a contactée et m’a proposé une aide. J’ai eu droit à un psy en urgence, un spécialiste de ces situations. Le jour du procès, ma page wikipédia annonçait que j’étais morte ! Mais, tout s’est envolé d’un coup, lé 28 juin 2021, à l’audience, quand on a appris que les plaignants, finalement, se retiraient… Instantanément, toute ma légèreté, ma joie de vivre, ma curiosité sont revenues. (...)