
L’emprisonnement de Daniel Hale, prisonnier fédéral 26069-075 à Marion, Illinois, est un microcosme du vaste goulag en construction pour nous tous.
Daniel Hale, vêtu d’un uniforme kaki, les cheveux coupés courts et arborant une longue barbe brune bien entretenue, est assis derrière un écran en plexiglas et parle dans un combiné téléphonique de la prison fédérale de Marion, dans l’Illinois.
Je tiens un récepteur de l’autre côté du plexiglas et l’écoute décrire son parcours depuis qu’il a travaillé pour la National Security Agency et la Joint Special Operations Task Force à la base aérienne de Bagram en Afghanistan jusqu’à devenir prisonnier fédéral 26069-075.
Hale, un ancien analyste du renseignement électromagnétique de l’armée de l’air âgé de 34 ans, purge une peine de 45 mois de prison, à la suite de sa condamnation en vertu de la loi sur l’espionnage pour avoir divulgué des documents classifiés sur le programme d’assassinat par drone de l’armée des EU et son nombre élevé de morts civiles.
Les documents seraient la source de « The Drone Papers » publié par The Intercept, le 15 octobre 2015.
Ces documents ont révélé qu’entre janvier 2012 et février 2013, les frappes aériennes de drones d’opérations spéciales étasuniennes ont tué plus de 200 personnes, dont seulement 35 étaient les cibles visées. Selon les documents, sur une période de cinq mois de l’opération, près de 90 % des personnes tuées dans les frappes aériennes n’étaient pas les cibles visées. Les civils morts, généralement des passants innocents, étaient systématiquement classés comme « ennemis tués au combat ».
Le meurtre terrorisant et généralisé de milliers, voire de dizaines de milliers de civils était un puissant outil de recrutement pour les talibans et les insurgés irakiens. Les attaques aériennes ont créé bien plus de combattants hostiles qu’elles n’en ont éliminés et ont enragé de nombreuses personnes dans le monde musulman. (...)
Hale fait partie des quelques dizaines de personnes de conscience qui ont sacrifié leur carrière et leur liberté d’informer le public sur les crimes, la fraude et les mensonges du gouvernement. Plutôt que d’enquêter sur les crimes révélés et de demander des comptes à ceux qui les ont commis, les deux partis au pouvoir font la guerre à tous ceux qui s’expriment.
Ces hommes et ces femmes de conscience sont la pierre angulaire du journalisme. Les journalistes ne peuvent pas documenter les abus de pouvoir sans eux. Le silence de la presse sur l’emprisonnement de Hale, ainsi que sur la persécution et l’emprisonnement d’autres champions d’une société ouverte, comme Julian Assange, est assourdissant.
Si nos fonctionnaires les plus importants, ceux qui ont le courage d’informer le public, continuent d’être criminalisés à ce rythme, nous cimenterons une censure totale, aboutissant à un monde où les abus et les crimes des puissants sont plongés dans les ténèbres. (...)
Obama a utilisé la loi sur l’espionnage contre ceux qui ont fourni des informations aux médias plus que toutes les administrations précédentes réunies. Il a créé un précédent juridique terrifiant, assimilant informer le public à espionner pour une puissance hostile.
J’ai publié des documents classifiés lorsque j’étais journaliste au New York Times. Des poursuites pour simple possession de tels documents, ainsi que leur publication, ne sont qu’un pas entre la criminalisation du journalisme et l’emprisonnement et le meurtre de journalistes, comme Jamal Khashoggi au consulat saoudien en 2018 à Istanbul.
Alors qu’Assange se réfugiait à l’ambassade d’Équateur à Londres, la CIA a discuté de son enlèvement et de son assassinat après la publication des documents de l’abri 7. (...)
Il a décrit son travail dans une lettre au juge :
"En ma qualité d’analyste du renseignement électromagnétique en poste à la base aérienne de Bagram, on m’a demandé de localiser géographiquement des téléphones portables supposés être en possession de soi-disant combattants ennemis. Pour accomplir cette mission, il fallait avoir accès à une chaîne complexe de satellites couvrant le globe capables de maintenir une connexion ininterrompue avec des aéronefs télépilotés, communément appelés drones. Une fois qu’une connexion stable est établie et qu’un appareil de téléphone portable ciblé est acquis, un analyste d’imagerie aux États-Unis, en coordination avec un pilote de drone et un opérateur de caméra, prend le relais en utilisant les informations que j’ai fournies pour surveiller tout ce qui s’est passé dans le champ de vision du drone. Cela a été fait, le plus souvent, pour documenter la vie quotidienne des militants présumés. Parfois, dans de bonnes conditions, une tentative de capture serait faite. D’autres fois, la décision de les frapper et de les tuer là où ils se trouvaient était pesée.
La première fois que j’ai été témoin d’une frappe de drone s’est produite quelques jours après mon arrivée en Afghanistan. Tôt ce matin-là, avant l’aube, un groupe d’hommes s’était rassemblé dans les chaînes de montagnes de la province de Patika autour d’un feu de camp portant des armes et préparant du thé. Qu’ils aient porté des armes avec eux n’aurait pas été considéré comme inhabituel là où j’ai grandi, et encore moins dans les territoires tribaux pratiquement anarchiques hors du contrôle des autorités afghanes. Sauf que parmi eux se trouvait un membre présumé des talibans, dénoncé par l’appareil de téléphone portable ciblé dans sa poche. Quant aux autres individus, être armés, en âge de servir et assis en présence d’un prétendu combattant ennemi était une preuve suffisante pour les placer également en suspicion. Bien qu’ils se soient rassemblés pacifiquement, ne posant aucune menace, le destin des hommes qui buvaient maintenant du thé avait pratiquement été accompli. Je ne pouvais que regarder alors que j’étais assis et que je regardais à travers un écran d’ordinateur quand une rafale soudaine et terrifiante de missiles Hellfire s’est écrasée, éclaboussant des tripes de cristal violet sur le flanc de la montagne du matin.
Depuis ce temps et à ce jour, je continue à me souvenir de plusieurs de ces scènes de violence réalistes réalisées dans le froid confort d’une chaise d’ordinateur. Pas un jour ne passe sans que je ne remette en question la justification de mes actions. Selon les règles d’engagement, il m’aurait peut-être été permis d’avoir aidé à tuer ces hommes - dont je ne parlais pas la langue, dont je ne comprenais pas les coutumes et dont je ne pouvais pas identifier les crimes - de la manière horrible que j’ai faite. Regardez-les mourir. Mais comment pourrait-il être considéré comme honorable de ma part d’avoir continuellement attendu la prochaine occasion de tuer des personnes sans méfiance, qui, le plus souvent, ne représentent aucun danger pour moi ou pour toute autre personne à ce moment-là. Comment se pourrait-il qu’une personne sensée continue de croire qu’il était nécessaire pour la protection des États-Unis d’Amérique d’être en Afghanistan et de tuer des gens, dont aucun n’était responsable des attentats du 11 septembre contre notre nation. Néanmoins, en 2012, un an après la disparition d’Oussama ben Laden au Pakistan, j’ai participé au meurtre de jeunes hommes égarés qui n’étaient que de simples enfants le jour du 11 septembre. (...)
Inspiré par le militant pour la paix David Dellinger, Hale a décidé de devenir un "traître" à "l’American way of death". Il ferait amende honorable pour sa complicité dans les tueries, même au prix de sa liberté. Il a divulgué 17 documents classifiés révélant le nombre élevé de civils tués par des frappes de drones. Il est devenu un critique franc et éminent du programme de drones.
Parce que Hale a été inculpé en vertu de la loi sur l’ espionnage , il n’a pas été autorisé à expliquer ses motivations au tribunal. Il lui a également été interdit de prouver au tribunal que le programme d’assassinats par drone avait tué et blessé un grand nombre de non-combattants, y compris des enfants. (...)