
Suite à la publication de données qui faisaient état d’une augmentation du nombre de démissions des professeurs des écoles (Jarraud, 2020) et de l’événement tragique qu’a représenté le suicide de Christine Renon le 21 septembre 2019 (Le Monde, 3 octobre 2019), le groupe professionnel des enseignants du primaire a attiré une attention inhabituelle, à rebours d’une conception idéalisée d’un métier avec des horaires souples, une journée de travail qui se termine à 16 heures 30, beaucoup de temps libre et une grande autonomie.
L’enjeu de cet article est de décrire et d’analyser les charges de plus en plus lourdes auxquelles doivent faire face les professeurs des écoles, et qui expliquent la crise que traverse actuellement la profession ; le nombre de démissions, statistiquement insignifiant, n’est qu’un révélateur parmi d’autres, dont la baisse d’attractivité du métier, l’insatisfaction d’une partie grandissante de la profession, etc.
La Nouvelle Gestion Publique : l’exemple de la taille des classes
Commentant les chiffres de démission, le journaliste de l’éducation François Jarraud (2020) observe que « les taux français de démission restent bien en dessous de ceux qui existent dans le monde anglo-saxon, par exemple au Royaume-Uni, évalués à 8 % en 2016 par une étude de la National Foundation for Educational Research (NFER). Il invoque une transformation inéluctable qu’il associe à la généralisation de la Nouvelle Gestion Publique dans les métiers de l’enseignement.
L’enquête menée dans le cadre du laboratoire IREDU auprès d’une soixantaine d’enseignants ayant démissionné ou s’étant mis en disponibilité en attendant de pouvoir le faire renseigne sur les modalités précises adoptées par cette Nouvelle Gestion Publique dans le cas des enseignants du premier degré en France (Garcia, 2021). (...)
« L’augmentation de la taille moyenne des classes a un impact direct et très important sur les besoins en E.T.P. dans le premier degré », elle en tire que « La définition et l’utilisation des seuils d’ouverture et de fermeture de classes peuvent contribuer efficacement à une augmentation du nombre moyen d’élèves par classe ». On ne renonce pas officiellement aux objectifs de lutte contre les inégalités, on essaie de les rendre compatibles avec des objectifs gestionnaires, parce qu’il serait commode qu’ils le soient. Il est en effet précisé que « la réduction ou le maintien de la taille des classes doit ainsi être réservé aux secteurs relevant de l’éducation prioritaire et être strictement accompagné (pédagogie) et encadré (évaluation) ».
Mais cela suppose souvent une distorsion de la réalité. (...)
La politique d’augmentation du nombre d’élèves par classe a entraîné des effets domino qui sont peu visibles de l’extérieur, mais que notre enquête fait clairement ressortir. Pour éviter les fermetures de classe, les équipes pédagogiques regroupent des niveaux différents, ce qui pose aux débutants de gros problèmes de gestion de classe et un alourdissement du travail de préparation. Selon les contraintes locales, les niveaux ne se suivent pas nécessairement et les enseignants se retrouvent parfois avec deux, voire trois classes en une, en particulier dans les zones rurales où ils sont plus souvent affectés, parfois sur des postes fractionnés (sur plusieurs écoles).
Cette politique de regroupement des classes a évidemment des effets variables selon les territoires concernés (...)
Les mesures d’austérité ont d’autant plus lourdement pesé qu’elles se sont ajoutées à une réforme majeure qui aurait supposé que le nombre d’élèves fût au contraire réduit et les aides apportées aux enseignants renforcées : la politique d’inclusion scolaire impulsée par la loi 2005 sur le handicap qui suppose d’accueillir au sein de l’ordre ordinaire des élèves en situation de handicap si les parents en expriment la volonté, ce qui est un objectif de la déclaration de Salamanque (1994) en faveur d’une politique scolaire « inclusive ». Cette politique inclusive est un exemple typique de la manière dont un idéal en lui-même difficilement contestable peut se transformer en véritable cauchemar lorsque ses conditions de mise en œuvre ne sont pas réunies. (...)
injonctions contradictoires et charge de travail accrue
Si les contraintes matérielles sont devenues plus lourdes sous l’effet conjugué des politiques d’austérité et de la politique d’inclusion scolaire, elles ne constituent pas la seule cause de dégradation des conditions de travail dont pâtissent actuellement les enseignants du primaire. Les enseignants sont censés améliorer l’efficacité de leurs pratiques par ce qui semble être présenté, dans les textes officiels comme dans certains articles à vocation scientifique, comme un véritable remède miracle : la « différenciation pédagogique ». L’idée serait de prodiguer à chaque élève ce dont il a besoin pour progresser, tout en maintenant les mêmes objectifs pour tous.
Or, on peut différencier la pédagogie de diverses manières : on peut tenter de donner plus (de temps, de supports, etc.) aux élèves les moins avancés dans les apprentissages. Cela suppose du temps en classe auprès des élèves qui éprouvent le plus de difficultés (pour « étayer »). Mais les enseignants n’ont ni les aides ni la disponibilité nécessaires pour donner à ces élèves l’attention dont ils ont besoin et encore moins si les conditions de gestion de classe sont précaires (double ou triple niveau, élèves en situation de handicap ou/et posant des problèmes de comportement, manque d’expérience professionnelle). Il est également difficile de trouver du temps pour préparer des différenciations, exigées par l’institution (formateurs, inspecteurs). Le plus réalisable est alors de différencier « à la baisse », en réduisant le nombre d’exercices, la longueur d’un texte à lire, la difficulté d’une activité, bref, en adaptant leurs attentes au « niveau » des élèves et dont en les ajustant à la baisse. (...)
L’idéal de différenciation, comme ajustement à la diversité des élèves, est donc fondamentalement ambigu dans un contexte où l’austérité budgétaire rend improbable pratiquement, une adaptation « à la hausse ». Pourtant, les enseignants sont rendus collectivement responsables des inégalités, au regard des évaluations nationales et surtout internationales.
Cette injonction à la différenciation ajoute un travail supplémentaire, car depuis la loi d’orientation de 2005, qui instaure la généralisation des Programmes Personnalisés de Réussite Educative (PPRE), les enseignants doivent remplir des formulaires fournis par l’inspection et dans lesquels ils décrivent et détaillent les aides apportées aux élèves en difficulté « ordinaire », c’est-à-dire celles qui doivent être résolues au sein de la classe. Ils doivent indiquer et coordonner l’ensemble des aides (externes et internes) dont les élèves bénéficient, ce qui implique de consacrer du temps à essayer de joindre des professionnels extérieurs (orthophonistes, psychologues, etc.), qui, comme eux, sont occupés pendant la journée parce qu’ils travaillent et qu’il faut donc réussir à joindre entre deux rendez-vous, pendant des pauses qui servent à régler toutes sortes de problèmes et qui cette raison, n’en sont plus.
Cette injonction à la différenciation pour les élèves « ordinaires », mais en difficulté s’ajoute au temps supplémentaire qu’implique la scolarisation des élèves en situation de handicap et qui, eux aussi, doivent faire l’objet, en dehors de la classe, d’un « suivi » en collaboration avec différents « partenaires » extérieurs, qu’il faut trouver les moyens de réunir, avec lesquels il faut prendre du temps pour effectuer des bilans, etc. Les « équipes éducatives » destinées à la prise en charge des élèves « à besoins particuliers » se multiplient donc et s’additionnent aux réunions « ordinaires ».
Rationaliser son investissement pour tenir (...)
Mais l’institution ne leur reconnaît pas non plus, de fait, cette dimension de leur métier qui est la préparation de la classe : à mi-temps devant la classe et à mi-temps en formation depuis la loi du 8 juillet 2013 sur la refondation de l’école, ils n’ont aucun temps institutionnellement dédié pour organiser le contenu de leur enseignement et des journées de classe. Rien dans les conditions d’insertion actuelle ne leur permet de mettre en œuvre cette réflexivité sur leurs pratiques, d’ailleurs prématurée en début de carrière, qui constitue encore le modèle de la formation (Schön, 1994) ni pour s’intéresser aux recherches menées dans le domaine des apprentissages. Ils ne peuvent prendre ce temps que sur leur temps personnel, qu’ils doivent également consacrer aux travaux à rendre dans le cas de leur formation. Certes, ils se débrouillent : ils préparent la classe en partie pendant leurs propres cours, ils profitent de ces moments de formation pour échanger « des trucs » avec d’autres stagiaires, etc.
Mais ils sont structurellement en situation d’épuisement et de difficultés (...)
Ils sont aussi accablés et usés par la succession de réformes qui dépendent trop manifestement des alternances politiques, s’enchaînent trop rapidement sans bilan ni recul des expériences déjà réalisées pour qu’ils puissent encore leur accorder de l’intérêt. Ces réformes sont généralement imposées à marche forcée, alors que les conditions défavorables de leur mise en œuvre obèrent d’avance l’intérêt qu’elles pourraient éventuellement présenter, comme cela a été le cas pour la réforme des rythmes scolaires. (...)