
L’anti-conspirationnisme promu par les médias dominants n’est pas neutre idéologiquement, ce qui détermine en partie le choix de ses cibles et priorités. Selon que vous serez puissant ou misérable... Il arrive aussi que ses experts, emportés par leurs a priori personnels et le consensus politico-médiatique du moment, abandonnent toute prudence et relaient eux-mêmes une théorie du complot et son cortège de fausses informations. Exemple avec Rudy Reichstadt et Tristan Mendès France, désormais complotologues de référence du service public.
(...) « Complorama » passe à la trappe le grand scandale politico-médiatique des années Trump
Le premier épisode avait pour thème « États-Unis : les complotistes et l’après Donald Trump ». Il s’agit en premier lieu d’une rétrospective des principales fausses informations et thèses conspirationnistes diffusées par le milliardaire avant et pendant son mandat, celui-ci étant assurément un généreux pourvoyeur en la matière. L’émission cherche à établir le bilan du rôle de ce « personnage essentiel de l’univers de la conspiration aux États-Unis » et se penche également sur ses soutiens issus des sphères complotistes.
Le rapport aux faits et à la vérité de Donald Trump paraît osciller entre le cynisme calculateur et la nonchalance crasse, mais le président sortant et ses partisans sont loin d’avoir eu le monopole de la mise en circulation ou de la propagation dans l’espace public de théories du complot dénuées de preuves. Dans cette catégorie, la plus marquante fut le « Russiagate ». La thèse centrale de celui-ci était l’existence d’une collusion entre l’équipe Trump et Moscou en vue de faire élire l’homme d’affaires à la présidence des États-Unis en novembre 2016. Propulsé par différentes forces traumatisées par la défaite d’Hillary Clinton, relayé massivement par les médias, le Russiagate a occupé le devant de la scène pendant la majeure partie du mandat de Donald Trump.
En plus de 24 minutes d’émission, le trio de « Complorama » n’a pas trouvé le temps de dire le moindre mot de ce qui fut pourtant, comme le rappelle le journaliste et essayiste états-unien Thomas Frank dans un article paru dans l’édition de février du Monde diplomatique (...)
Compte tenu de l’objet du podcast et du thème de l’épisode, le Russiagate constituait un sujet pour le moins pertinent. Et même incontournable si l’on prétend s’intéresser au conspirationnisme sous toutes ses manifestations, y compris lorsque ce sont les commentateurs et médias dominants qui s’y adonnent (...)
comment expliquer que « Complorama » fasse l’impasse sur la principale théorie du complot mainstream depuis la fable criminelle sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein [3] ? Des personnes qui se présentent et sont présentées comme des experts sur les questions d’infox et de conspirationnisme – Rudy Reichstadt et Tristan Mendès France sont, avec le sociologue Gérald Bronner, les référents favoris des médias dans le domaine – devraient avoir à cœur de revenir sur le Russiagate, son traitement journalistique, et d’en tirer des enseignements.
L’impunité du conspirationnisme mainstream (...)
Le site Conspiracy Watch, qui s’autoproclame « L’Observatoire du conspirationnisme », a lui aussi fait preuve de la plus grande clémence. Si Rudy Reichstadt, pourtant très attentif et réactif à « l’actualité du complotisme » (reconnaissons qu’il vise juste en général [5]), ne semble pas pressé de fustiger les Russiagaters, c’est peut-être... parce qu’il en fut un lui-même.
En effet, celui que les médias dominants considèrent comme l’autorité ultime en matière de conspirationnisme est allé jusqu’à accorder du crédit au « dossier Steele », un élément crucial dans la saga du Russiagate. (...)
Ne jamais reconnaître ses erreurs
À notre connaissance, l’auteur de L’Opium des imbéciles : essai sur la question complotiste (Grasset, 2019) – qui a sans surprise bénéficié d’une abondante publicité médiatique – n’a toujours pas admis publiquement avoir relayé de fausses informations en donnant du crédit au dossier Steele. (...)
Un autre anti-conspirationnisme est possible
Que le service public se saisisse de la question du conspirationnisme est opportun, mais des programmes comme « Complorama » et « Antidote », en occultant une théorie du complot et infox mainstream – à laquelle « l’élite » a cru –, passe à côté d’une partie du problème. S’il est légitime et souhaitable de pointer les absurdités délirantes de la mouvance QAnon comme le font Rudy Reichstadt et Tristan Mendès France, il convient également de signaler les extravagances de ce qu’Aaron Maté appelle le « BlueAnon », à savoir les partisans zélés du Russiagate, en référence à la couleur associée au Parti démocrate américain [9]. Dans une interview à Marianne, Rudy Reichstadt affichait la couleur, déclarant qu’il avait un « présupposé positif pour nos gouvernements et la démocratie libérale » (22 novembre 2019).
L’absence de retour critique dans les médias sur le traitement du Russiagate montre une fois encore l’incapacité des commentateurs dominants à regarder en face leurs erreurs ou leurs emballements. On préfère balayer les ratés sous le tapis et passer à autre chose comme si de rien n’était. Laissons le mot de la fin à Thomas Frank : « lorsque les médias renoncent à toute neutralité, se présentent en super-héros et se déclarent mystiquement reliés à la vérité et à la légitimité ; lorsqu’ils font tout cela, puis se ruent sur l’une des informations les plus fabuleusement fausses de la décennie, alors une société comme la nôtre ne peut ignorer pareille hypocrisie, ni manquer d’y réagir. »