
Les mots qui fâchent, prend pour objet et pour point de départ une brutalisation du débat intellectuel que nous avons souvent évoquée sur ce site : « Toujours plus de haine, toujours plus d’insultes : pour ou contre tout et n’importe quoi, pourvu que l’émotion l’emporte sur la raison, la panique morale sur l’argumentation. »
C’est à cette brutalisation qu’entend s’opposer ce livre collectif publié par les Éditions de l’Aube, en pointant ses principaux responsables : non pas – comme on l’entend souvent – des « minorités radicalisées », inspirées par « les campus américains » et animées par des pulsions « tyranniques » et « purificatrices », mais plutôt ceux-là même qui leur font face et qui prétendent incarner le bon sens, la « nuance » et la « modération ». Le paradoxe est en effet de plus en plus notoire : c’est de la défense de la « démocratie pacifiée », de la courtoisie et de l’« éthique de la discussion » que s’autorisent les gardiens de l’ordre établi pour repousser toujours plus loin les limites de la violence verbale, de la caricature, de l’injure, de la diffamation et de l’ostracisation de leurs adversaires. Nous l’avons souligné ici-même : c’est au nom de la « raison » et de « l’esprit des Lumières » que se développe, jusqu’au sommet de l’État (et même, on s’en souvient, jusque chez des ministres de l’éducation et de la recherche), un nouvel « obscurantisme » et même des velléités (et un peu plus que des velléités) de « chasse aux sorcières » – notamment dans le monde académique.
Chacun·e des auteur·e·s revient sur un mot qui cristallise le débat public, ou plutôt sa brutalisation et son verrouillage, et propose une mise au clair sur sa ou ses significations, et ses usages, afin de sortir du flou et des caricatures qui entretiennent les fantasmes et les phobies. Ce travail de clarification porte à la fois sur des mots anciens, dont la pertinence et l’utilité sont bien établies mais dont le sens ou les usages sont divers et conflictuels de plus ou moins longue date (comme les mots antisémitisme, islamisme, intégration, laïcité, République, tolérance, universalisme), et sur des éléments de langage plus récents, qui sont apparus de manière réactive pour qualifier – et disqualifier – la pensée critique et les mouvements sociaux : des mots comme cancel culture, communautarisme, islamo-gauchisme ou wokisme), ou encore des mots qui sont apparus à l’extrême droite et qui ont réussi à s’imposer dans des sphères bien plus larges, notamment médiatiques – des mots comme Grand Remplacement et racisme anti-blanc. Mais plusieurs entrées sont aussi consacrées à des mots nouveaux qui se sont imposés ces dernières années dans la pensée critique, les sciences sociales ou les mondes militants, et qui font l’objet d’incessants procès en illégitimité : des mots comme appropriation culturelle, intersectionnalité, islamophobie, justice raciale, race, racialisation, racisme systémique, ou encore cette notion particulièrement controversée, qui rencontre de violentes résistances jusqu’au sein de la gauche radicale : celle de « privilège blanc ». C’est de ce « mot qui fâche » que Claire Cosquer nous explique, dans l’extrait qui suit, les limites mais aussi les mérites. (...)