
Après des mois de manipulation, dépeints comme des casseurs, des fainéants, des antisémites, des violents, des gueux, des paysans, des illettrés, des gauchistes et des fascistes, bref, tout et n’importe quoi tant que nous fûmes présentés comme des rebuts de la société, il est temps de prendre la parole, de réaffirmer notre image, de dire qui nous sommes.
Pour comprendre mon engagement au sein du mouvement des Gilets Jaunes, il me semble important de préciser le monde dans lequel j’évolue.
Chaque jour est une torture. Non pas parce que je souffre de mon travail. Une torture psychologique. Comme tous les cadres, il y a une certaine pression, mais soyons honnêtes, au moins les horaires sont variables, on bouge beaucoup, il y a de la place pour une certaine autonomie… Je n’ai pas à me plaindre ni de mon travail ni des revenus qui en découlent. Non la torture, elle est de jouer à un jeu dans lequel vous êtes probablement assez bon, mais que vous détestez. Un jeu de dupe, où l’on croise tous les premiers requins qui se prennent pour des génies parce qu’ils ont pondu un PowerPoint. Ces gens qui vous parlent de leur dernière acquisition dont vous vous foutez éperdument, pour montrer à quel point ils réussissent, qu’ils s’épanouissent. Comme pour se rassurer eux-mêmes. Je me demande toujours jusqu’à quel point tout cela n’est pas pavlovien.
Soyons clairs, si une grande partie adhère totalement aux règles du jeu, une autre, tout aussi grande, ment. Elle se force. (...)
Ce qui nous tue n’est pas le travail en soi. C’est tout le reste. C’est l’idéologie qui y règne, c’est la structure de nos entreprises, l’organisation de celles-ci, et leurs fonctionnements, aux règles non inscrites, mais qui font loi. (...)
Et c’est cela qui est récompensé. Pas votre talent, pas votre intelligence, pas vos capacités, pas votre flair, pas vos résultats. Juste votre capacité à prouver que vous êtes dans le moule, que vous n’êtes pas un résistant, que vous acceptez les humiliations si c’est pour couvrir votre boss. Ça a toujours existé, le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est amplifié.
Ce qui est terrible dans tout ça, c’est que le job en lui-même, je l’aime. (...)
On veut qu’on arrête de nous demander de virer nos subordonnés, juste parce que l’entreprise veut montrer l’exemple. On veut pouvoir offrir à notre équipe de vrais parcours de carrières, on veut pouvoir dire que oui, le projet a capoté, sans que cela remette en question quinze ans de bons et loyaux services. On veut pouvoir dire, que la direction se trompe.
Parce que depuis tout petit, il semblait logique que la prochaine étape de l’évolution de la société, ç’aurait dû être d’instaurer la démocratie au sein de nos entreprises. Or c’est l’inverse qui s’est produit : le monde de l’entreprise vient nous priver de notre démocratie d’état à grand coup de mondialisation menaçante. (...)
Combien de fois ai-je entendu de la part de collaborateurs dire à leurs équipes qui rechignaient à appliquer de nouvelles directives : « ce n’est pas la démocratie ici ». Sur le ton de la plaisanterie, assurément. Quoique. (...)
Les postes à plus hautes responsabilités sont réservées, non pas à de plus efficaces ou à de plus méritants, mais à une catégorie de la population qui a payé pour cela. C’est un moyen de faire le tri. De conserver ses avantages sociologiques. A partir d’un certain point, les postes ne sont plus réservés qu’à certaines familles, celles qui ont de l’argent. (...)
Les origines de la dissonance
Alors voilà où on en est dans le rapport au travail, mais pour comprendre pourquoi ça ne me convenait pas, j’ai cherché à retrouver l’origine de cette fracture. (...)
S’il y a beaucoup d’affects me concernant, il faut surtout y voir l’influence du monde économique qui régit nos vies au point de modifier nos histoires familiales. Cette emprise de ce monde du travail sur nos propres vies est une emprise invisible, pernicieuse, mais forte, puissante, inévitable.
Heureusement, j’ai eu une scolarité exemplaire. Premier de la classe en permanence, on n’avait de cesse de me répéter que le petit irait loin, qu’il était bon, qu’il s’en sortirait. Et j’ai eu la chance de pouvoir faire des études supérieures. Oh juste la fac, vous savez. Impossible pour moi de me payer de grandes écoles. Non seulement je n’avais pas les moyens, mais j’ai eu beaucoup de mal à concevoir que le seul fait de ne pas profiter d’un carnet d’adresses pourrait suffire à gêner ma propre carrière. Je n’aurais jamais imaginé que ce n’était pas le contenu des enseignements qui comptait, les compétences, mais combien vous aviez payé pour les obtenir. Et pourtant c’est bien ce qu’il se passe.
Et me voici, bac plus cinq, double compétence, bardé de diplômes, d’expériences internationales, au service de grands groupes, à des postes plutôt intéressant, et toujours moins haut sur les grilles de salaire que celui qui sortirait de HEC, même sans expérience. (...)
J’en veux à ceux qui m’ont fait croire qu’on vivait dans un pays juste, équitable, une méritocratie et une démocratie. Mais peut-être qu’au fond ils y croyaient eux-mêmes. Il faut s’y confronter, se prendre des murs pour se rendre compte que tout n’est que beau discours. (...)
Ce monde-là, celui de la start-up nation, me révulse. Il me répugne, c’en est viscéral. Alors, le voir aujourd’hui porté aux nues, représenté, incarné par un Président de la République plus requin que compétent, oui j’en ai la nausée.
Je ne suis pas contre le progrès, la croissance, la compétitivité, le travail en soi. Pour peu que celui-ci ne serve qu’un but : le bien-être, l’émergence de compétences, la réalisation personnelle, la création de grandes œuvres, de nouveaux outils, concepts, services, si tant est que tout se fasse dans les règles humanistes du respect de chacun en poursuivant un but commun : l’amélioration de la condition humaine. Je ne suis même pas contre le fait qu’il puisse y avoir des gens riches et d’autres moins, à partir du moment où personne n’en pâtit. (...)
Si au moins ma pression était due à l’urgence de sauver des vies. Même pas. Une pression qui mène collègues, clients, tous au burnout. Mais pour quoi ? Pour sauver le monde ? Pour améliorer notre quotidien ? Non, pour enrichir un actionnaire qui ne fait rien de ses journées hormis spéculer, rentier, le cul collé sur des canapés hors de prix que seul le fruit de mon travail lui a permis de se payer. J’ai du mal à comprendre qu’on me sert chaque mois un peu plus la ceinture, qu’on me retire des droits au chômage, qu’on dérembourse des traitements, pour que derrière, les plus démunis se retrouvent abandonnés, laissés pour morts ou presque, ou qu’on les éborgne s’ils osent demander le droit à la dignité.
J’ai du mal à concevoir le mépris présidentiel envers ces gens du peuple dont je viens, qui font tout pour s’en sortir, qui jouent un jeu qu’on leur impose de jouer, aux règles truquées.
Et Macron représente l’exacte image de tout ce que je déteste au monde.
Une froideur, un comportement de communicant, une image travaillée, un mensonge ambulant. Aucune sincérité, pas de compassion. Je déteste son monde.
Mais au-delà de ça, ce qui me met encore plus en colère, c’est que je ne sois pas à plaindre. Ça veut dire que tellement d’autres gens sont encore plus impactés par cet environnement. Et j’en connais tant. (...)
Clairement, il ne peut y avoir que de la compassion, et ça devient de la haine, parce que ça se cumule, et que rien, absolument rien ne vient compenser ce sentiment d’abandon, de mépris, qui semble s’installer tranquillement dans ce monde.
No Future
Un monde où moi-même, je sais comment je finirai, si j’ai de la chance, si j’ai les moyens : en EPHAD, ou plutôt au mouroir, hors de prix, où on me laissera m’éteindre, faute de personnel, faute de soins, faute de tout. (...)
On ferme les hôpitaux, on laisse nos soignants exsangues, plus malades que leurs patients.
Pour quelle raison ? Parce qu’il y a des abus ? Parce qu’on veut faire des économies ? Mais qui nous a demandé notre avis ? On ne veut pas économiser sur la santé, sur l’éducation, sur tout ce qui est du service public. On ne demande pas à ces structures à être rentables. Et s’il faut de l’argent pour les financer, on préfère que les fonds aillent dans les hôpitaux plutôt que dans des crédits d’impôt comme le CICE qui ne rapporte rien à personne… sauf aux dirigeants ! (...)
on nous charge de responsabilités. Et je m’en rajoute moi-même, puisque personne ne fait le boulot.
Je tri, je sélectionne les marques que j’achète, en essayant de m’assurer qu’elles soient bien écolos, que les conditions de travail de ses employés soient décentes, que l’entreprise n’a pas financé ou apporté son soutien à la Manif Pour Tous, ou qu’aucun de ses membres dirigeants ne soutienne le Rassemblement National. J’essaye de fuir les entreprises dont je sais que le patron fait de « l’optimisation fiscale », pour ne pas dire du racket sur notre dos. Forcément, j’échoue souvent.
J’essaye de ne pas consommer trop d’eau, et c’est souvent un échec.
J’essaye de ne pas nuire à mon prochain, et en même temps j’ai parfois envie de dire ta gueule à tout le monde.
Je me retiens. Je me contrôle. Je cherche à tout maitriser, parce qu’au moindre faux pas, il y a toujours quelqu’un pour faire une réflexion. (...)
Nos charges mentales sont saturées. Aussi bien par le travail que par la vie du quotidien. Et encore, je ne suis pas une femme. Il paraît que c’est deux fois pire.
Le mouvement des Gilets Jaunes
Quand le mouvement est apparu, j’ai enfin vu un espoir. Une lumière dans la nuit.
Cela avait déjà commencé au préalable avec l’émergence de Nuit Debout. (...)
J’ai vu sortir le livre de Piketty, et là aussi je me suis dit, peut-être qu’enfin une nouvelle forme de discours est en train d’émerger.
Puis est apparue la Loi Travail, une horreur, qui nous remettait encore plus de difficulté à entrevoir un futur serein. Toujours sans expliquer le bénéfice d’un tel sacrifice.
Tout s’est accumulé, les violences policières, les nasses, les flics infiltrés dans les manifs, les remises en cause de la vérité médiatique. Tout s’est accéléré, le piège qui se mettait en place depuis des années était désormais en œuvre : les grands médias rachetés par des industriels au discours totalement partisan et déconnecté de ce que nous vivions nous, sur le terrain.
La répression de l’époque était tellement violente. Puis vint la récupération par la CGT, et la mort du mouvement qui ne mena à rien sinon à l’application de la Loi Travail. On venait tous de prendre une violente défaite. Mais les masquent tombèrent les uns après les autres. On savait désormais qu’il ne fallait plus compter sur les syndicats pour obtenir quoi que ce soit.
Pendant qu’on se remettait doucement, endeuillés, les idées toujours plus noires à se dire qu’il va falloir encaisser ce monde du travail, et ce monde tout court, encore plus férocement que ce que nous faisions déjà, sachant que c’était déjà invivable, petit à petit, le prix de l’essence est monté. Et pour parfaire le tout, on nous annonce qu’en plus, il faudra rouler moins vite dans nos campagnes. 80 km/h. Moins vite, plus cher.
Le mouvement s’est amplifié et il a explosé. Je suis allée aux manifestations, surtout les premières.
On a vu perdre des mains, perdre des yeux, perdre sa dignité. Se faire traiter comme des rats, comme des pouilleux, comme des esclaves. On a vu apparaître la haine sur le visage de ceux qui nous dirigent, sur nos financiers, nos BHL, nos élites (...)
On a vu tout ça. On s’est dit « ce n’est pas possible ». On n’y croit pas encore vraiment tous. Comment peut-on haïr à ce point des gens qui souffrent ? Comment peut-on détester et se réjouir de la mutilation de personnes qui demandaient juste qu’on entende leurs voix ?
Ces gens, je les ai croisés, et je ne les aurais surement jamais rencontrés si j’avais eu moins de compassion, et que je m’étais enfermé dans mon petit confort de cadre à qui l’on demande de focaliser son attention sur tout ce qui doit compter : l’enrichissement de mes actionnaires. (...)
Qu’est-ce qu’on peut leur reprocher à ces gens ? Eux qui demandent plus de démocratie avec un référendum ? Est-ce mal à ce point ? Mes racines sont-elles perçues si durement ? Moi qui suis né pendant la gauche au pouvoir, qui ait grandi dans ces valeurs de redistribution et de démocratie, aujourd’hui ces simples valeurs méritent-elles de perdre ses yeux ?
Au nom de quoi ? De la finance ? De moins de 2% de croissance, mais des millions pour nos actionnaires ? Pour moins de soutien envers nos vieux ? Pour un futur morbide ? Pour une planète brûlée ? Pour des gens qui rient à la tête d’une gamine sous prétexte qu’elle les engueulent en leur demandant d’écouter ce que dit le GIEC ? (...)
Et je le dis aux Gilets Jaunes, ce que nous traversons est plus qu’un manque de pognon et de démocratie. C’est une guerre. Pas une guerre de classe, non. Une guerre de convictions, et une guerre de familles. Entre les gens issus du peuple et ceux issus des bonnes familles, qu’on appelle nos élites. (...)
Ces familles qui vivent dans des manoirs à se demander s’il faut virer mille ou deux mille personnes pour que leurs revenus ne diminuent pas de 0.001% cette année. Ces entreprises « familiales », et ces entreprises gérées par des fonds de pension, des actionnaires…
Ces nantis qui pensent qu’être élu n’est qu’une étape pour travailler, non pas au service de ceux qui les ont élus, mais de ceux qui les ont financés.
Heureusement, je ne suis pas tout seul. Nous sommes nombreux dans ce cas, à les mettre face à leurs contradictions. Parce que si on est gilet jaune encore aujourd’hui, même si on est moins dans la rue, par peur, par lâcheté peut-être pour certains, et aussi parce qu’on attend le moment où tout va s’emballer, ce n’est pas parce que nous sommes des casseurs, des pauvres, des illettrés ou des violents. Non. Si on est gilet jaune, c’est parce qu’on a des valeurs.
Et parce que l’on comprend, parce qu’on sait, ce n’est pas de pédagogie dont on a besoin. Ce ne sont pas de grands débats qui nous infantilisent qu’on réclame. Ce qu’on a aujourd’hui dans nos cœurs, c’est un rejet de leur monde, une haine de leur idéologie. On veut la fin de ce système, prendre ce qu’ils nous pillent depuis des années. On veut le fruit de notre travail, la démocratie dans nos entreprises, le partage des richesses, au lieu du partage des misères. On veut le pouvoir, réformer le monde, non pas pour tout réinventer, mais pour que cela ne soit pas toujours les mêmes qui en profitent. (...)
On veut être bien au travail, du sens à nos actions, la justice, la sérénité, arrêter de se serrer la ceinture quand d’autres se gavent, la fin des privilèges et qu’on arrête de nous prendre pour des imbéciles. On veut du respect, du travail, vieillir dignement, respirer sainement, arrêter de polluer, pouvoir se soigner, et on ne veut pas compter pour ça. Il y a des choses qui n’ont pas de prix quand on a des convictions.
Et vous pourrez nous contraindre à entrer dans votre monde idiot, où le seul objectif est la récolte des richesses par de petites élites apeurées, avec toute la force que vous souhaiterez, vous pourrez crever nos yeux, prendre nos mains, nos vies, nos soins et notre argent.
On l’aura. (...)
Oui, j’étais attaché aux valeurs de notre système français. Non, je n’ai jamais trouvé que certains parmi les plus défavorisés profitaient d’un système. Je n’ai jamais partagé ces convictions, et je ne les partagerai jamais. Comment est-il même possible de mettre dans la même phrase « défavorisé » et « profiter » ?
À trop vouloir nous monter les uns contre les autres, nombreux sont ceux qui ont perdu le contact avec la base.
Personnellement, par mes origines et mon histoire, je ne me suis jamais autant senti français : les deux pieds dans la merde, à chanter, toujours plus fort : « Ahou ! »