
D’un coup de 49.3 nous voici donc arrivé-es au moment de vérité de la bataille de classe commencée il y a près de deux mois. Le moment qui en révèle la signification profonde et qui décide de son issue.
Pour le pouvoir, la chose se présente de façon simple : le coup de force, signal d’une nouvelle escalade répressive, révèle son isolement. Sa réforme s’est d’emblée heurtée à un rejet populaire massif. Malgré les petits arrangements avec une droite traditionnelle elle-même en voie de délitement, il se retrouve minoritaire à l’Assemblée nationale. Macron a fait de cette réforme le pivot de son second mandat, la preuve irréfutable de sa radicalité néolibérale, de sa détermination à briser les résistances d’un peuple qu’il sait « réfractaire ». Elle est devenue la preuve éclatante du caractère structurellement minoritaire de ce bloc social qu’il incarne à perfection, dans son rôle de commis insolent d’une bourgeoisie déchaînée, ivre de revanche sur les concessions auxquelles elle fut contrainte par le passé, digne héritière des Versaillais et du Comité des forges.
Mais le coup de force est aussi le moment de vérité pour son véritable adversaire, la mobilisation de masse portée par le mouvement syndical et la gauche politique. Elle a incontestablement marqué des points (...)
Un rapport de forces s’est ainsi construit, dont l’effet s’est fait sentir jusque dans les rangs de la droite bourgeoise. Acculé, le pouvoir n’avait pas d’autre option que de recourir à l’arme ultime que lui offre une constitution tout entière conçue pour bâillonner les moyens d’expression de la volonté populaire jusque dans les procédures dont s’enorgueillissaient naguère les démocraties parlementaires.
Cette fuite en avant autoritaire est lourde de dangers.
Tout d’abord, elle met le mouvement social au pied du mur. (...)
à l’ère néolibérale, la multiplication de « journées d’action » ponctuelles, aussi réussies soient-elles en termes de participation, ne suffit pas à faire céder un gouvernement. Pour cela il faut davantage, en particulier l’action gréviste prolongée, celle qui peut effectivement mettre un pays à l’arrêt.
Il faut pourtant être lucide : dans une situation d’affaiblissement du mouvement ouvrier, de déconcentration des activités productives et de fortes contraintes sur un monde du travail largement atomisé, une telle action est une option difficile, en particulier dans le secteur privé. Le secteur public lui-même a vu son périmètre se réduire, et sa cohésion se disloquer, au fil des privatisations, des restructurations et des « ouvertures à la concurrence ».
Son pouvoir de blocage sur les activités économiques n’est plus le même, tout comme le poids du syndicalisme en son sein. (...)
Pour les secteurs les mieux organisés, l’expérience récente de grèves reconductibles longues, mais qui n’ont pas abouti, a laissé le souvenir amer d’un relatif isolement et de lourdes pertes financières. Ni la « grève saute-mouton », ni la « grève par procuration » ne sont des options gagnantes.
En dégainant le 49.3, le calcul du pouvoir est d’un cynisme absolu : après avoir misé sur l’usure de la mobilisation encadrée par l’intersyndicale, il parie sur une combinaison de politique du fait accompli et d’épreuve de force avec une réaction « par en bas », sans doute éruptive, mais vouée à se fragmenter. Son aile « responsable » cherchera, pense-t-on, une sortie « en douceur », tandis que la plus radicale se retrouvera enfermée dans la logique de coups d’éclat minoritaires. Elle sera alors traitée comme il convient, à savoir sur le mode des Gilets jaunes.
Ce calcul comporte de sérieux risques (...)
Le moins grave, pour les gouvernants, est celui des motions de censure. (...)
L’autre risque est, à vrai dire, à ce point assumé par le pouvoir qu’il en devient son objectif presque avoué. L’impuissance escomptée du mouvement social et de la gauche face à une « réforme » massivement conspuée place l’extrême droite en position de force pour ramasser la mise. En embuscade depuis le début de la bataille, le RN sait que la combinaison explosive de l’exaspération sociale et de l’échec de l’action collective peut lui donner l’impulsion susceptible de l’amener au pouvoir.
Se confirme ainsi une nouvelle fois, à l’échelle d’une crise sociale et politique de grande ampleur, la complicité objective du macronisme et du lepénisme. (...)
Sauf que, cette fois, des voix se font entendre, y compris au sein du bloc bourgeois, pour dire que, dans les conditions ainsi créées, le chantage ne marchera plus. Un macronisme certes amoché mais, en fin de compte, « victorieux » face à la mobilisation sociale est la voie royale vers une prochaine victoire de l’extrême droite. Une telle perspective, si elle ne réjouit pas les fractions bourgeoises dominantes, n’est toutefois aucunement de nature à les inquiéter. Dans ce scénario, l’Italie de Meloni annonce le futur de la France post-macronienne.
L’autre risque ou, plus exactement, le seul risque véritable pour ses instigateurs, est de voir ce calcul déjoué par ses propres effets. Car le coup de force, venant d’un pouvoir minoritaire, donne un coup de fouet à une mobilisation qui peinait à trouver ses marques. Dans tout le pays se multiplient les actions qui indiquent le passage à une nouvelle étape : rassemblement spontanés, rebond et durcissement dans des secteurs déjà engagés dans des grèves reconductibles, basculement dans l’action de secteurs nouveaux, actions multiformes de blocage, tournure émeutière de certaines manifestations. L’extension du domaine de la lutte est bien là.
Et là, justement, se trouve l’espoir de l’emporter : dans une configuration nouvelle de la mobilisation populaire à la hauteur du défi que lui lance ce pouvoir cynique et violent. Une mobilisation capable, cette fois pour de vrai, de monter d’un cran, en combinant toutes les formes d’action qui permettent à la force populaire de s’exprimer et de déployer sa puissance. (...)
Seule une insurrection sociale et démocratique est en mesure de répondre à la provocation du pouvoir. Le retrait de la réforme des retraites reste l’enjeu central, et il est clair que gagner sur cet objectif ébranlerait le pouvoir actuel de façon irréversible. Mais c’est bien la question de mettre fin à Macron et son monde qui est posée. Cette question n’est autre que celle d’une alternative politique digne de ce nom.
Insurrection et alternative sociales et démocratiques sont désormais à l’ordre du jour.