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Le Monde Diplomatique
Pour en finir avec l’impunité fiscale
par Eva Joly
Article mis en ligne le 12 septembre 2016
dernière modification le 5 septembre 2016

La succession des révélations sur l’évitement de l’impôt à l’échelle internationale fait apparaître l’ampleur de l’impunité fiscale dont jouissent les plus puissants et les plus malins. Loin d’être fatale, celle-ci résulte de choix politiques. En particulier en France, où le verrou du ministère des finances sur les enquêtes, la baisse des effectifs et la culture de la conciliation favorisent la triche. Lutter efficacement contre l’évasion des capitaux supposerait aussi de s’en donner les moyens judiciaires.

Substitut du procureur d’Évry dans les années 1980, j’avais les dossiers de fraude fiscale à l’audience. Déjà, je remarquais que les affaires instruites ne concernaient que de petites fraudes, comme celle de ce maraîcher de Montlhéry (Essonne) qui avait vendu au marché d’Arpajon des tomates avec un taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) erroné. Elle était à l’image des dénonciations que nous recevions à la commission de lutte contre la fraude fiscale : un bûcheron qui fendait le bois pour des retraitées sans déclaration, un polisseur de verres ou un taxidermiste travaillant au noir…

Depuis, il apparaît de plus en plus clairement que les plus aisés trichent en toute impunité et à grande échelle. Les « Panama papers » ont mis au jour onze millions de fiches provenant d’un seul cabinet d’avocats, situé dans un paradis fiscal. De quoi donner le tournis aux simples contribuables. (...)

Ces révélations mettent une nouvelle fois en lumière la tranquillité avec laquelle les plus riches peuvent cacher leurs activités ou leurs avoirs, et se soustraire à toute solidarité nationale. Elles démontrent aussi l’ampleur d’un phénomène que les gouvernements ne combattent que très superficiellement.

Nous ne sommes pas tous égaux devant l’impôt. Certains, entreprises ou riches individus, ont les moyens d’y échapper largement sans risquer leur carrière ou leur liberté. Pourtant, tolérer ainsi l’impunité fiscale, c’est faire le choix de la concentration des richesses plutôt que celui des services publics ou de la préservation de l’environnement… Car la question n’est pas que morale. Son coût pour les finances publiques atteint 60 à 80 milliards d’euros chaque année en France, soit l’équivalent du déficit budgétaire. (...)

en France le procureur ne dispose pas de l’opportunité des poursuites en matière fiscale. Il ne peut agir que sur la demande du ministère des finances : c’est ce que l’on appelle le « verrou de Bercy », du nom du quai où il est situé. Et il est rare que ce verrou s’ouvre. (...)

Alors que chacun de ces cas pourrait déboucher sur des poursuites judiciaires, seulement 4 000 sont transmis à l’échelon départemental. En définitive, à peine un millier de dossiers arrivent à l’administration centrale, qui réduit encore la liste pour la transmettre à la commission des infractions fiscales (CIF). Situé au cœur de ce « verrou de Bercy », et seule à même d’autoriser les plaintes, la CIF opère une sélection finale à destination de l’autorité judiciaire.

Mise en place en 1977 et composée de conseillers d’État, de conseillers maîtres à la Cour des comptes et de magistrats, cette commission détient en matière de fraude fiscale le quasi-monopole de la transmission des dossiers au parquet pour d’éventuelles poursuites. Dans la plus grande opacité, sans avoir à motiver ses décisions, et souvent après avoir allongé de plusieurs mois le délai de transmission, la CIF invalide encore près d’un dossier sur dix (...)

La fraude prend des formes diverses et peut être difficile à établir. Les mécanismes complexes de l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales mettent particulièrement au défi les administrations, qui doivent déchiffrer de tentaculaires montages (...)

Certains membres de l’Union européenne ont fait de l’évasion, ou plutôt de l’« optimisation », une industrie. Les faveurs qu’ils accordent de manière discrétionnaire aux grandes compagnies finissent par mettre l’ensemble des nations en concurrence, comme l’ont montré les révélations du « LuxLeaks » à propos du Luxembourg, alors dirigé par M. Jean-Claude Juncker (premier ministre de 1995 à 2013), désormais président de la Commission européenne. Cela conduit en définitive les ministères des finances à négocier pour ne pas voir les sièges sociaux s’envoler ailleurs. (...)

Le choix de ne pas aller en justice, et plus généralement de ne pas s’attaquer aux grands fraudeurs, peut se mesurer à travers la baisse des effectifs. Le nombre de juges d’instruction au pôle financier de Paris a fondu depuis quinze ans : vingt-sept juges en 2001, treize en 2007 et huit en 2012. Au pôle financier de Nanterre, le nombre de juges est passé de sept à trois entre 2007 et 2012.

Le nombre d’enquêteurs spécialisés a aussi baissé. Cette tendance s’observe dans la plupart des pays européens. (...)

En France, la direction générale des finances publiques a perdu 8,8 % de ses effectifs, c’est-à-dire plus de 11 000 agents, dont nombre d’enquêteurs fiscaux. Les présidences de MM. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont particulièrement affaibli la capacité de notre pays à combattre la fraude. (...)

Il faut parler de justice de classe lorsque les pouvoirs publics font le choix délibéré de la conciliation avec les fraudeurs. (...)

Plus généralement, la situation des 150 000 contribuables les plus riches relève d’un service à part : la direction nationale de vérification des situations fiscales. En 2010, cette dernière a ordonné 900 redressements, mais elle n’a déposé que 17 plaintes. En général, une bonne collaboration avec le fisc suffit à éviter les poursuites. Les auteurs de menus larcins ne bénéficient pas d’une telle mansuétude…

Les privilèges octroyés à certains s’expriment aussi à travers les remises et les traitements de complaisance. On l’a vu, le ministre des finances dispose d’une sorte de « droit de grâce ». (...)

Il faut voir dans cette justice de classe une victoire culturelle des possédants. En alimentant les discours anti-impôts et en dénonçant une pression fiscale présentée comme insoutenable, ils ont tenté de légitimer la fraude. Pourtant, diverses études internationales ont montré qu’il n’y a pas de corrélation entre le niveau moyen d’imposition et l’étendue de la triche ; le civisme fiscal tient davantage à une perception positive des institutions et des services publics (5).

On mesure bien la conséquence du laisser-faire au sort enviable réservé à ceux qui organisent l’évitement de l’impôt et s’enrichissent en inventant des montages complexes. Ces professionnels du conseil en fraude fiscale sont en effet très rarement sanctionnés.

Les banques constituent le principal intermédiaire mobilisé par les individus et les entreprises pour dissimuler des revenus ou du patrimoine. (...)

Les banques ont pourtant depuis plusieurs dizaines d’années l’obligation de signaler des pratiques ou des mouvements d’argent pouvant être liés au blanchiment de revenus issus de crimes ou de délits. Mais ces règles sont peu respectées. Et cette obligation légale se heurte à la volonté d’attirer et de garder les plus gros clients. (...)

Pourtant, l’impunité fiscale n’est pas une fatalité. J’en veux pour preuve le sursaut du peuple islandais au lendemain de l’effondrement bancaire de 2008. Les citoyens de ce petit pays ont refusé par référendum de payer la dette laissée par les dérives d’une banque, et une enquête d’ampleur a été lancée pour rechercher les coupables de cette fuite en avant dans la financiarisation de l’économie insulaire. C’est dans ce contexte qu’en 2009 j’ai été appelée pour conseiller le procureur spécial Ólafur Hauksson, qui jusqu’alors n’avait été que commissaire d’un petit port de pêche.

Les premières enquêtes furent lancées avec dix policiers. Mais, grâce au soutien du gouvernement de l’époque, nous avons pu poursuivre le travail avec 84 enquêteurs, dont plusieurs experts judiciaires et auditeurs financiers. Et ainsi mener des perquisitions dans les filiales des banques islandaises partout en Europe. Nos enquêtes ont permis d’aboutir à la condamnation de plusieurs dizaines de responsables de haut niveau (...)

L’Islande est le seul pays s’étant vraiment attaqué à la responsabilité personnelle des « banksters », alors qu’elle n’avait pas l’expérience des affaires financières ou bancaires, et pas d’équipes expérimentées pour engager des poursuites. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs, les gouvernements ont consacré l’essentiel de leur capacité d’action à sauver les banques et surtout à empêcher la mise en cause des dirigeants. (...)

Le Parlement islandais a aussi rédigé un rapport marquant qui a été lu jour et nuit dans les lieux publics et les églises. La population voulait savoir. Les biens personnels des « banksters » ont été confisqués. Ailleurs, ils ont conservé leurs gains illégitimes, ce qui renforce encore le sentiment d’injustice parmi les citoyens. (...)

Si l’absence d’harmonisation des règles en Europe et dans le monde favorise l’exode et la fraude, il est possible d’agir dès maintenant en France. Le premier moyen d’en finir avec l’impunité passe par la suppression de la CIF et du quasi-monopole de Bercy dans l’ouverture de procédures pénales. Cela renforcerait la transparence, réduirait des délais qui permettent trop souvent aux contrevenants de faire disparaître les preuves et laisserait à la justice spécialisée les moyens de se saisir des enquêtes et de les mener à leur terme.

Certaines brèches ont été ouvertes. (...)

n’oublions pas que les enquêteurs, policiers, juges d’instruction ont en commun de rapporter plus au budget de la nation qu’ils ne lui coûtent. Seule manque la volonté politique de leur donner le pouvoir d’agir. Mettre fin à l’impunité fiscale, c’est aussi assumer de cibler explicitement ceux qui profitent de ces schémas frauduleux de grande ampleur, à des fins d’exemplarité.

Enfin, il est primordial de désamorcer tout soupçon d’intervention extérieure dans le cours de la justice. C’est pourquoi il est urgent d’établir l’indépendance des procureurs vis-à-vis du pouvoir politique et de supprimer la Cour de justice de la République, qui, malgré la qualité de ses membres, organise le jugement des membres du gouvernement par leurs pairs. (...)