
Peut-être aurait-il fallu donner un autre titre : « La fenêtre ou le miroir ». Avec cette sûreté dans l’erreur qui est le propre de tous ses mouvements spontanés, la presse française a en effet instantanément pris le parti de la baie vitrée. Quel spectacle effrayant les États-Unis ne nous offrent-ils pas ? Depuis notre fenêtre sur le monde. L’idée que ce qui se passe là-bas pourrait aussi nous parler d’ici, l’idée que la police américaine nous tend un miroir sur la police française, n’a pour l’heure pas encore trouvé une tête d’éditorialiste à traverser.(...)
On comprend pourquoi : les émeutes qui enflamment les villes américaines depuis six jours, et que, depuis, la fenêtre, on peinerait à ne pas comprendre, risqueraient de déboucher logiquement sur une compréhension du même type, les mêmes émeutes éclateraient-elles entre Stains et La Courneuve. Or pour Le Monde, L’Obs ou France Inter, la violence est non seulement condamnable absolument, mais exclue de toute intelligibilité, en tout cas quand elle a lieu en France : il faut, et il suffit, que les pauvres, les racisés, les grévistes et les « gilets jaunes » apprennent un peu à parler, et finissent par acquérir le bel ethos de la démocratie — le « débat » avant tout. (...)
Malheureusement, des deux côtés de l’Atlantique, tout ce petit monde commence à en avoir assez de se faire équarrir sous les auspices du débat et de l’agir communicationnel (1). Un graffiti retrouvé dans un commissariat de Minneapolis en ruine est assez explicite à cet égard : « Et maintenant, vous entendez ? » (...)
Et en effet, il aura fallu ça pour qu’« ils » commencent à entendre. Ils, qui ? Ils, les institutions — policières et politiques. Ce dont cet épisode fait, une fois de plus, la démonstration, c’est que les institutions sont au naturel dures de la feuille. Comme toujours, les institutions font porter à ceux qui en ont assez de parler dans le vide le poids de leur surdité à elles. Or, nous le savons, un jour en France, ça va partir. Comme c’est en train de partir depuis Minneapolis. Et ce sera au moins aussi justifié. Étonnamment cependant, on pressent que les médias français ne se pencheront pas sur le cas domestique avec la même intelligence des causes que sur le cas américain (la fenêtre oui, le miroir non !).(...)
Même si nous étions déjà très au courant, la police a parfait son autoportrait en deux mois de confinement. Le site Rebellyon tient les comptes que le reste de la presse ne veut pas tenir : 12 morts pendant le confinement, dans des conditions qui sont claires comme du jus de chique, ou plutôt qui ont la seule clarté des rapports de police. Mais il y a aussi toutes les interpellations qui ont montré le vrai visage de la police : celui qu’elle se donne quand elle est laissée à elle-même. Le journal Regards en a fait une compilation et c’est un enchantement républicain.
Comme la police se surpasse elle-même chaque jour, les compilations sont obsolètes au moment même où elles sont publiées. Entre-temps, la police française, qui n’est pas économe de son courage, a décidé de s’en prendre à un môme de 14 ans. En général, les policiers s’y mettent à quatre ou cinq sur un seul homme, ou s’arment jusqu’aux dents pour envoyer à l’hôpital une femme de 70 ans (comme Geneviève Legay). Mais c’est encore un déséquilibre de forces bien favorable aux agresseurs de la république, aussi, pour rétablir les conditions d’un affrontement qui ne sollicite pas la bravoure des troupes au-delà du raisonnable syndical, abaisser l’âge des prospects a semblé une réponse appropriée. À 14 ans, normalement, en s’y mettant à plusieurs, on doit pouvoir les prendre. (...)
Il ne faut pas attendre que les institutions de la surdité générale — pouvoir, police, médias — tirent en France les leçons de ce qui se passe aux États-Unis. Tous les relais de parole institutionnels ayant fait faillite, si les gens ont un message à faire passer ici, il va falloir procéder comme là-bas : avec des décibels et, en plus, le « petit quelque chose ». Avec également de la peinture et un pinceau pour le commentaire : « Et maintenant, vous entendez ? »