Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Le Monde Diplomatique
Podemos, le parti qui bouscule l’Espagne
janvier Z015
Article mis en ligne le 9 mars 2015
dernière modification le 2 mars 2015

La perspective d’une victoire de la formation de gauche radicale Syriza lors d’élections législatives anticipées en Grèce a suffi à alarmer la Commission européenne. Ailleurs en Europe, la résistance aux politiques d’austérité s’organise loin de structures partisanes soupçonnées de faire partie du problème plutôt que de la solution. Ce fut longtemps le cas en Espagne, jusqu’à la création d’un parti qui semble changer la donne.

Madrid, 15 mai 2011. Des milliers, puis des centaines de milliers de manifestants, bientôt rebaptisés « indignés » par la presse, se rassemblent à la Puerta del Sol, au cœur de la capitale espagnole. Ils dénoncent la mainmise des banques sur l’économie et une démocratie qui ne les « représente pas ». Enfiévrées, leurs assemblées interdisent drapeaux, sigles politiques et prises de parole au nom d’organisations ou de collectifs. Un slogan émerge bientôt de leurs rangs : « Le peuple, uni, n’a pas besoin de partis. »

Trois ans plus tard, la place de la Puerta del Sol est vide. L’ambition que les choses changent n’a pas disparu, elle a muté. De façon inattendue, l’espoir se cristallise désormais sur une nouvelle formation politique, Podemos (« Nous pouvons »). Alors que, dans la plupart des pays européens, les partis se heurtent à un discrédit croissant, elle rencontre au contraire un succès inattendu. (...)

La création de Podemos naît d’un constat : « A notre avis, le mouvement du 15-Mai s’est enfermé dans une conception mouvementiste de la politique, nous explique le sociologue Jorge Lago, membre du conseil citoyen de Podemos, sa direction élargie. Or l’idée qu’une accumulation progressive de force allait nécessairement conduire à une traduction politique des rassemblements s’est révélée fausse. » Des associations de lutte contre les expulsions de locataires ont été créées, des réseaux de résistance contre la casse de la santé sont apparus, mais le mouvement général s’est essoufflé, avant de se désagréger.

Sur le plan électoral, même déconvenue. « 80 % de la population se disait en accord avec le mouvement, mais les gens ont continué à voter de façon traditionnelle », poursuit Lago. En novembre 2011, les élections générales se soldent par un raz de marée conservateur. D’où la double hypothèse des fondateurs de Podemos : et si, parmi les personnes qui sympathisaient avec le mouvement du 15-Mai, certaines souhaitaient toujours être représentées ? Et si, dans le contexte actuel, le passage par l’Etat représentait une condition sine qua non de la transformation sociale ?

S’il tranche avec les appels à la démocratie directe de la Puerta del Sol, Podemos se veut l’héritier de « l’esprit de mai », notamment à travers ses principes de financement participatif, de transparence et de délibération collective. Mais ses membres semblent avoir tiré un bilan critique de certains pièges de l’assembléisme (...)

Lorsqu’elle atteint un tel niveau, explique M. Iglesias, la corruption devient « structurelle (5) ». Impossible, donc, de la distinguer d’une conception plus générale de la politique, illustrée par un cri : celui de la députée conservatrice Andrea Fabra, le 11 juillet 2012, lors d’une séance plénière du Congrès au cours de laquelle M. Mariano Rajoy annonça une nouvelle amputation des allocations-chômage. Mme Fabra ne put contenir sa joie. Applaudissant le chef du gouvernement, elle ajouta ce message à l’intention des sans-emploi : « Qu’ils aillent se faire foutre ! »

Alors qu’un chômeur sur deux ne perçoit plus d’allocations, trente-trois des trente-cinq plus grandes sociétés espagnoles fuient l’impôt par le biais de filiales dans des paradis fiscaux (6). Un demi-million d’enfants ont été plongés dans la pauvreté depuis 2009, mais les grandes fortunes du pays prospèrent : leur patrimoine a bondi de 67 % en moyenne depuis l’arrivée de M. Rajoy au pouvoir (7). Et, pour contenir le danger de se voir houspillé par une population ombrageuse, depuis décembre dernier une loi dite « de sécurité citoyenne » interdit méthodiquement tout ce qui avait rendu possible la mobilisation de 2011 : réunion dans des lieux publics, distribution de tracts, occupation des places, etc.

Podemos estime que l’explosion de la bulle immobilière espagnole a brisé les bases matérielles sur lesquelles reposait le « consensus » inauguré par la Constitution de 1978 (...)

Le premier travail de Podemos consiste à « traduire » le discours traditionnel de la gauche à partir d’axes discursifs capables d’emporter l’adhésion la plus large : les questions de la démocratie, de la souveraineté et des droits sociaux. (...)

Fondé, au moins en partie, par des militants d’extrême gauche, pour certains issus de la formation Izquierda Anticapitalista (IA, Gauche anticapitaliste), Podemos se félicite de ce que 10 % de ses électeurs aux européennes de mai 2014 votaient auparavant pour la droite. Le recrutement social du parti s’est également élargi à travers la création de plus de mille « cercles » dans tout le pays. Les jeunes surdiplômés et urbains du début ont été rejoints par des ouvriers, des employés, des résidents des campagnes.

L’histoire montre toutefois qu’une telle alliance de classes tend à se briser dès lors que les aspirations des mieux lotis ont été satisfaites (9). Comment garantir que Podemos ne se heurtera pas au même écueil ? « Nous ne le pouvons pas, concède Lago. Mais c’est une question qui ne se pose qu’à ceux qui sont en mesure de gagner. Je préfère avoir à y faire face plutôt que me protéger derrière la marginalité traditionnelle de la gauche. »
(...)

Dès 2003, M. Iglesias et ses amis (dont l’universitaire Juan Carlos Monedero, que l’on retrouve aujourd’hui à la tête de Podemos) créent leurs propres programmes audiovisuels, dont « La Tuerka ». Emission de débat politique diffusée par diverses chaînes de télévision locales et sur Internet, elle joue également le rôle de centre de réflexion « pour, dans une perspective léniniste, essayer de comprendre le monde afin d’être prêts, le moment venu » (M. Iglesias, mars 2013). Invitant à l’occasion des personnalités marquées à droite, les jeunes compères acquièrent une notoriété qui leur permet d’intervenir lors de débats politiques organisés par les grandes chaînes, le second élément de leur stratégie consistant à « ne pas laisser le terrain à l’ennemi ». (...)

« Le programme de Podemos n’a rien de maximaliste (12) », souligne M. Iglesias. Assemblée constituante dès l’arrivée au pouvoir, réforme fiscale, restructuration de la dette, opposition au recul de l’âge de la retraite à 67 ans, passage aux trente-cinq heures (contre quarante actuellement), référendum sur la monarchie, relance industrielle, récupération des prérogatives souveraines de l’Etat concédées à Bruxelles, autodétermination des régions espagnoles... Prévoyant d’emblée une alliance avec des forces similaires du sud de l’Europe (notamment Syriza, en Grèce, dont la Commission européenne redoute une victoire prochaine), les projets de Podemos menacent toutefois les pouvoirs financiers, ce que M. Iglesias appelle « l’Europe allemande » et « la caste ».

Laquelle montre déjà les dents. (...)