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Pénurie de personnel : les restaurateurs ont ce qu’ils méritent
#restauration #travail
Article mis en ligne le 21 juillet 2023
dernière modification le 20 juillet 2023

Les articles se succèdent et se ressemblent : dans la presse locale comme nationale, à la télévision et à la radio, le reportage larmoyant sur le restaurateur en manque de personnel est devenu un “marronnier”, terme journalistique désignant un sujet facile et récurrent, tel que la rentrée en septembre, la chaleur en juillet et la neige en février. Généralement indigents, ces articles ou ces reportages donnent toute la parole aux restaurateurs, dont le refrain est le même : « Les gens ne veulent plus travailler. » Vraiment ? Et si cela avait à voir avec la réforme de l’assurance-chômage, qui pénalise les emplois de courte durée, ou avec le prix du logement dans les secteurs touristiques ? Et si, soyons fous, la pénurie de personnel n’était que la juste sanction d’une organisation du travail extrêmement hiérarchique, voire autoritaire, d’une rémunération au lance-pierre en période d’inflation et d’un job vidé de son sens par l’incapacité des restaurateurs français à faire autre chose qu’arnaquer leurs clients ? Au-delà des jérémiades, enquête sur un modèle à bout de souffle.

Les restaurateurs sont omniprésents dans la presse et à la télévision, et constituent un groupe professionnel au talent certain pour attirer les faveurs de la société vers lui. Victimes les plus visibles et médiatisées de l’épidémie de Covid et des confinements qu’elle a provoqué, ils se sont très bien sortis de cet épisode de crise : leur chiffre d’affaires a, certes, baissé de 33,7 % entre 2019 et 2020, mais leurs bénéfices, soit le profit qui reste à l’entreprise une fois qu’elle a payé toutes ses charges, ont augmenté de 6,6 % durant cette même période. La raison ? Les aides, que l’État leur versait, faisaient souvent bien plus que compenser les pertes et n’étaient évidemment pas imposables.

Depuis plus d’un an, les restaurateurs sont de nouveau sur le devant de la scène en raison de la « pénurie de personnel » dont ils seraient victimes. Les articles se suivent et se ressemblent, ne laissant généralement que la parole à ces patrons malheureux, victimes d’un marché du travail qui ne semble plus en leur faveur. (...)

Sortez les violons. Le restaurateur interrogé est décomplexé : « Le monde de la restauration a beaucoup changé. Pour le mieux pour les salariés, qui sont beaucoup mieux protégés. Avant, il y a de grosses amplitudes horaires. Du black. Tout ça a changé ». Vous vous rendez compte : « Aujourd’hui, les gens ne sont plus du tout motivés. Ils ne veulent plus travailler, juste débloquer des droits, tranche l’entrepreneur. Quand on les reçoit en entretien, ils vérifient d’abord les conditions de travail avant qu’on ne puisse les interroger sur leur parcours. Ils ne veulent plus faire les ouvertures, ni les fermetures. Et encore moins avoir des coupures. Ils ne veulent pas servir trop de tables. Ni nettoyer. Ça les fait chier. » (...)

Le groupe des restaurateurs semble disposer de son propre bureau des pleurs dans toutes les rédactions de France (...)

Derrière le terme de « restaurateurs », se cache de grandes différences : entre le multi-propriétaire qui, dans une grande ville, possède une dizaine de restaurants et l’indépendant débordé, que l’on voit dans « Cauchemar en cuisine ». Comme souvent, dans le patronat français, petits et gros sont solidaires pour tenir un discours commun, même s’il bénéficiera toujours plus aux seconds.

À Frustration, nous aimons avoir des points de vue contradictoires et nous avons interrogé une trentaine de salarié·e·s de la restauration. Cuisinier·ère, serveur·euse, sommelier·ère, barman·maid… Tous s’accordent à dire que le discours sur la pénurie de main-d’œuvre est constant chez leurs patrons. (...)

Pour elle, ce discours fait partie de la stratégie managériale du patronat de la restauration : « J’avais déposé mon CV dans une dizaine de bars et restaurants qui cherchaient, mais un seul m’a recontacté, donc j’ai vraiment du mal à croire en cette pénurie foudroyante pour les patrons. C’est juste une excuse pour être en sous-effectif et nous faire beaucoup trop travailler, selon mes expériences. » (...)

La discrimination à l’embauche est monnaie courante (...)

Face à cette histoire de pénurie de main d’œuvre, je ris jaune, parce que j’en ai vu qui se plaignaient de ne pas trouver. Les mêmes qui jetaient directement des CV à la poubelle parce que la personne qui se présentait n’avait pas la bonne couleur de peau, était trop maquillée ou pas assez, trop grosse, parce qu’elle n’était pas une experte après un jour d’essai et qu’on n’avait pas le temps de la former. » (...)

Ce que les articles sur la pénurie de main d’œuvre ne mentionnent quasiment jamais, trop occupés à recopier le discours patronal des « jeunes qui ne veulent plus travailler », c’est que la réforme de l’assurance-chômage désincite au travail saisonnier. En effet, il faut désormais travailler plus longtemps qu’auparavant – 6 mois contre 1 mois – pour « recharger » ses droits au chômage. Faire une saison de 2 ou 3 mois ne permet plus d’être indemnisé une fois la saison terminée. Mais le patronat de la restauration se garde bien d’évoquer ce sujet, puisque comme la plupart des chefs d’entreprise en France, ils votent à droite.
Un modèle économique basé sur l’exploitation et le contournement du droit du travail

Si les restaurants consacrent autant de temps à exposer leurs griefs dans la presse – au point que l’on se demande, comme me disait un ami, quand est-ce qu’ils travaillent vraiment –, c’est parce que le contrôle de leur main-d’œuvre est, pour eux, une question de survie. En France, le modèle économique de la restauration est très rentable. (...)

Ce succès repose sur au moins deux piliers.

Tout d’abord, des marges telles qu’on peut parfois parler d’extorsion des consommateurs. (...)

Mais le coût le plus important d’un restaurant est sa masse salariale. Et en la matière, le patronat de la restauration excelle : il est parvenu à banaliser un climat d’exploitation qu’on trouve dans peu d’autres secteurs. Et ce, alors que la trentaine de personnes qui nous ont écrit pour témoigner de la dégradation systématique des conditions de travail ne cite quasiment aucune exception. Le secteur de la restauration, en France, présente le plus fréquemment les conditions suivantes : des rythmes de travail déstructuré par les fameuses coupures (travailler le midi, ne plus travailler, devoir revenir le soir) et le travail du week-end et tard dans la soirée ou la nuit, des contrats précaires (saisonniers, intérimaires, CDD), des fiches de poste très peu définies et respectées… Des éléments qui peuvent, à eux seuls, décourager. (...)

Mais la première règle du secteur semble être un manque de personnel chronique, accepté et imposé aux salariés, que Romain*, ancien saisonnier à Paris, décrit comme systémique (...)

a pratique des heures supplémentaires non payées semble omniprésente et complètement banalisée, au mépris total du droit du travail. (...)

Lors de son entretien d’embauche, Sandrine* s’est vu asséner, sèchement : « Tu sais comment ça se passe en restauration, hein ? Ici, on ne compte pas ses heures, ne commence pas à me demander d’être payée pour. » Dans ce restaurant, elle travaillait 6j/7, avec une moyenne de 55/60 h par semaine… payée 35 h. Ce schéma est extrêmement répandu. (...)

Une culture de la souffrance au travail

La légalité semble être le cadet des soucis des restaurateurs, vu le nombre d’entorses au Code du travail raconté par les salarié·e·s de la restauration. (...)

Y compris dans les lycées professionnels, on enseigne que le monde de la restauration requiert de travailler dur sans se plaindre. C’est une culture professionnelle qui pousse peu à la rébellion, au plus grand bonheur de l’UMIH et de ses adhérents. (...)

Il n’est pas étonnant, avec un tel rythme de travail, que le personnel de la restauration en vienne à déserter. Une bonne partie des personnes qui nous ont contactés pour témoigner ont quitté le secteur. La période de pause permise par l’épidémie de Covid a permis une introspection : est-ce vraiment ça, la vie ? Passer ses soirées à travailler, ne pas avoir de week-end, être exposé à la violence de sa hiérarchie et, bien souvent, des clients ? La pénibilité des professions de la restauration ne fait pas les gros titres, mais elle est bien réelle (...)

Anciens salariés ou encore en poste, toutes les personnes qui ont témoigné évoquent leur amour d’un travail artisanal et relationnel. Le contact avec les clients est mentionné comme une source de joie et de satisfaction au travail, dont la mauvaise organisation les prive trop souvent (...)

Les psychologues du travail appellent ces situations la « qualité empêchée » : ne pas pouvoir faire son travail dans les règles de l’art, selon la conception éthique que l’on s’en fait, que l’on nous a transmise. C’est un facteur de risque psychosocial, c’est-à-dire une source de souffrance au travail bien identifiée, qui peut conduire à des troubles psy tels que la dépression ou le stress chronique. (...)

Le secteur de la restauration a poussé trop loin la division entre le capital et le travail : nous avons d’un côté les restaurateurs, ceux qui possèdent, et de l’autre celles et ceux qui travaillent pour eux, sans recueillir les fruits de leurs efforts. Les premiers se mettent perpétuellement en scène comme des gros bosseurs, soumis aux aléas du tourisme, des « charges » et du manque de main d’œuvre. (...)

Pour autant, la lutte des classes est rarement activée du côté des serveurs. La grande démission et le refus de travailler dans n’importe quelle condition semblent être la principale réponse actuelle, ce qui est cependant efficace et qui réjouit Sandrine* : « Aujourd’hui, le métier veut que le rapport de force se fasse à présent du côté des employés. »

Une autre restauration est-elle possible ? (...)

Une alliance des clients mécontents par les marges délirantes et des salariés lassés d’être traités comme des esclaves pourrait-elle menacer le règne de l’UMIH sur la restauration française ? (...)

Certains ont franchi le cap… collectivement. Pour mettre fin à la division entre le capital et le travail et mettre fin à une répartition des tâches strictes et hiérarchiques, le secteur de la restauration coopérative émerge. À Lyon, dans le quartier de la Guillotière, le restaurant Le Court-Circuit pratique l’autogestion coopérative : les salariés ne se sont pas contenté de devenir propriétaire de leur outil de travail, ils ont organisé les tâches de façon à ne pas reproduire les travers décrits tout au long de cet article. (...)

le restaurant pratique le circuit-court et vise des prix plus bas que la restauration traditionnelle. Sur le même modèle, à Rennes, le restaurant Pépites a ouvert l’année dernière.

Ces initiatives montrent qu’une autre restauration est possible, respectueuse des salariés et des clients. Elle passe par la fin d’un vieux modèle, celui du restaurant patronal, machine à cash d’une minorité, méprisant les travailleurs comme les consommateurs. Cette minorité à qui les médias dominants donnent tant d’importance alors qu’elle devrait, face à la pénurie de personnel, rendre son tablier à celles et ceux, qui collectivement, sauront mieux le porter.