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Penser les génocides, d’un continent à l’autre
Article mis en ligne le 9 mai 2019

« Commis en cent jours au vu et au su du monde entier, le génocide des Tutsi du Rwanda interroge sur l’usage des savoirs, sur l’échec de la connaissance, sur la faillite des organisations internationales » . Par ce constat sans concession, Vincent Duclert montre que malgré tous les travaux existant sur les différents génocides, nos sociétés demeurent incapables d’empêcher ou de stopper des violences similaires.

Pour leur reprise de la Documentation photographique, CNRS Éditions ont confié à l’historien de l’EHESS leur premier numéro. Il présente ici une synthèse ambitieuse des conclusions de la mission Génocides, tout en proposant des pistes de compréhension de ces événements. Il parvient à dresser un tableau relativement complet de la question tout en répondant aux exigences formelles de la « Doc Photo ». L’approche comparative, la fin de l’unicité de la Shoah, la mise en avant des diverses responsabilités et la franche volonté de permettre la dénonciation de crimes actuels à caractère génocidaire structurent ce travail passionnant. Si quatre génocides constituent le cœur du propos (celui des Hereros et des Namas, celui des Arméniens, la Shoah, puis le génocide des Tutsis), l’historien aborde d’autres processus d’extermination et se penche également sur les structures ayant préparé et permis la mise à mort de groupes ethniques ou religieux. Vincent Duclert plaide résolument pour l’étude du temps long et la comparaison des phénomènes afin de mieux les comprendre, et même les prévenir. Les responsabilités occidentales – allemande pendant le génocide arménien ou française au Rwanda – sont également mises en avant par des faits historiques précis.

Créer, attiser la haine de l’Autre

Ces génocides n’ont pas été perpétrés au hasard dans le cadre de guerres totales. La haine des victimes fut méthodiquement construite sur plusieurs décennies. (...)

Dans tous les cas présentés, le génocide n’apparaît en aucun cas comme un accident, il fut préparé avec soin et mit à contribution une partie des élites.

Commettre le génocide

La mise en œuvre de l’extermination profita soit du contexte des guerres mondiales, soit de la répression d’une rébellion dans le cas des Hereros et Namas. Par une « propagande en miroir », les génocidaires rwandais défendirent l’idée de massacrer les Tutsis au préalable car ces derniers se préparaient à éliminer les Hutus. La mise à mort divergeait, tout comme les acteurs impliqués, mais tous avaient en commun d’animaliser l’ennemi et de permettre la désinhibition des bourreaux afin de faciliter le passage à l’acte. (...)

Si la police et l’armée jouèrent un rôle clé dans l’application des processus, le soutien de la population était fortement recherché. Certains procédés d’exécution se retrouvaient d’un génocide à l’autre, comme les marches et la déportation vers des camps privés de tout ravitaillement qui furent ainsi le moyen le plus simple pour tuer en grand nombre. (...)

Par ailleurs, l’intentionnalité, la planification et l’organisation constituent les trois critères permettant de qualifier un génocide. (...)

Occulter, nier le génocide

Aussi, le projet des penseurs des génocides était de faire disparaître l’existence même de leurs victimes. Les nazis firent exploser les chambres à gaz d’Auschwitz, alors que les autorités allemandes purent compter sur le soutien britannique pour faire disparaître en 1926 le livre bleu du juge Thomas O’Reilly relatant le génocide des Hereros. Or, sur ce point, comme le rappelle justement Vincent Duclert, ils ont échoué. La communauté historienne semble ici plus avancée que les États pour reconnaître les responsabilités de chacun. L’auteur ne ménage nullement la France, rappelant que toutes les grandes puissances ont bloqué le Conseil de sécurité pour agir au Rwanda. (...)

L’enseignement des génocides prend ici tout son sens, en particulier dans cette revue. On appréciera les nombreux documents présentés dont certains pourront être utilisés avec profit dans l’enseignement secondaire comme le dessin d’un jeune garçon tutsi réalisé en 1997, dans lequel se mêlent effroi et impuissance , ou les bilans établis pour chacun des quatre génocides constituant le cœur de l’étude. Si la lutte contre le négationnisme constitue un des pans de l’étude des exterminations, le politique et la société apparaissent moins réactifs sur ces questions.

Définir et anticiper

Au-delà des quatre génocides, Vincent Duclert réfléchit aux autres massacres relevant de ce terme porté par le juriste polonais Raphaël Lemkin et entré dans le droit international en 1948. On appréciera ici la rigueur conceptuelle dont l’historien fait preuve pour l’Holodomor et le génocide de Srebrenica perpétré par Mladko Radic en 1995. La photo montrant ce bourreau aux côtés de Casques bleus l’aidant à séparer les hommes des femmes et enfants s’avère terrible. C’est également sur ce point que l’historien se montre des plus audacieux, il aborde plusieurs communautés en proie à des massacres tournant au génocide comme les Yézidis en Irak ou les Rohingyas en Birmanie. (...)

Si le ton reste rigoureusement scientifique, les lecteurs ne manqueront pas de voir un plaidoyer en faveur d’une intervention plus rapide dans les massacres en cours et à venir, qu’ils relèvent ou non du génocide.