
Que devons-nous à la nature ? Et à quelle nature ? Dépassant les éloges dualistes de la wilderness, le philosophe Rémi Beau invite à observer l’ordinaire de la nature. Dans les espaces indéterminés que sont les friches, nous pourrions trouver la source d’un nouveau rapport éthique. Mais pour quelles implications pratiques ?
Les éthiques de la nature, apparues dans les années 1970, se sont essentiellement centrées sur la nature sauvage ou la notion de wilderness [1]. Pour ces philosophies de l’environnement, il s’agissait de protéger une nature belle et remarquable aussi bien contre les avancées de la ville que contre les activités agricoles qui tendaient à la dégrader. La protection de l’environnement a alors pris la forme de la sanctuarisation d’espaces naturels à l’écart de l’activité des hommes : là où les terres sont habitées ou transformées par les hommes, il faut renoncer à penser la nature.
Or, faut-il que la nature soit intacte pour se voir reconnaître une valeur ? Si les espaces de nature vierge sont impossibles à trouver, devons-nous pour autant conclure que la nature n’existe plus ? Ce sont les questions que pose le philosophe Rémi Beau dans son ouvrage, Éthique de la nature ordinaire. Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins. Contre l’idée selon laquelle la nature résiderait seulement dans des lieux remarquables, l’ouvrage nous invite à explorer une « nature ordinaire », celle « avec laquelle nous vivons au quotidien, une nature proche de nous, mais bien souvent invisible » (p. 22), et que l’auteur s’attache à rendre apparente en menant une investigation théorique et empirique riche et rigoureuse. En s’intéressant de près aux pratiques multiples des humains, il met en évidence une autre façon d’être en relation avec la nature (...)
’analyse des transformations importantes qu’ont connues les activités agricoles durant les deux derniers siècles met en avant une volonté de déconnecter les pratiques humaines des processus naturels. La puissance technique dont disposent les agriculteurs semble désormais leur permettre de s’affranchir des aléas météorologiques ou de se prémunir contre les attaques de ravageurs tout en étant « capables de fabriquer, comme des artefacts, les produits agricoles » (p. 128). R. Beau montre alors comment l’idéal de l’agriculture productiviste instaure, via une opposition entre le naturel et le culturel, une relation de domination à l’égard de la nature. Or, cette conception moderne d’une nature extérieure, entièrement maîtrisable par l’homme, est mise en cause, notamment par la critique écologiste : si l’agriculture tend à épuiser les ressources naturelles, n’est-ce pas le signe que l’agriculture dépend encore de la nature et que celle-ci n’est pas entièrement artificialisée ? C’est dans ce contexte marqué par une inquiétude écologique grandissante que les éthiques de la nature sauvage, tout en cherchant à fonder la valeur intrinsèque de la nature humaine, insistent sur la nécessité de protéger les espaces naturels des actions humaines (...)
Les friches ou l’oubli de la nature ordinaire
L’enquête historique sur les friches, menée de façon approfondie dans la deuxième partie du volume, fait apparaître que l’évolution de leur représentation est étroitement liée aux pratiques agricoles et à la mise en place de nouvelles politiques d’aménagement du territoire. La « première révolution agricole », à la fin du XIXe siècle, transforme les systèmes de culture (abandon de la jachère), modifie le régime foncier (abandon de la vaine pâture collective [4]) et reconfigure l’espace rural. La nouvelle agriculture se concentre alors sur les terres labourées et les mises en culture (l’ager). Les espaces non cultivés sur lesquels dominent les herbacés (le saltus) perdent l’importance qu’ils avaient dans les systèmes agraires précédents [5]. Jugés improductifs, landes, friches, maquis, terres de parcours ou encore garrigues apparaissent comme le symbole d’un archaïsme agricole (...)
Vers une éthique de la nature ordinaire
Pour élaborer les fondements d’une éthique de la nature ordinaire, l’auteur s’appuie, d’une part, sur l’élaboration philosophique de l’éthique écocentrique proposée par John Baird Callicott, brièvement formulée par l’environnementaliste états-unien Aldo Léopold sous le terme de land ethic, et se réfère, d’autre part, aux éthiques du care. Tout l’enjeu est de déplacer le centre de l’éthique environnementale de la wilderness vers la nature avec laquelle les hommes interagissent au quotidien. Il défend alors une éthique contextuelle et relationnelle et, par conséquent, la nécessité d’une réévaluation de la part descriptive dans l’éthique. Notre relation morale à la nature prendrait alors forme dans la description des pratiques qui nous lient aux êtres naturels. (...)
Loin d’une nature menaçante qu’il faudrait maîtriser et dominer, cette étude nous invite à être plus soucieux de la nature qui nous entoure et, ainsi, à mieux comprendre pourquoi et comment humains et non-humains peuvent se rencontrer autour de la nature.