
Du bleu et du rose partout dans le ciel de Paris : les manifestants contre le projet de loi sur le mariage pour tous ont déferlé dans les rues de la capitale en agitant des milliers de fanions, de drapeaux et de banderoles à ces deux couleurs. Ils en ont saturé les écrans télé. Rose et bleu, la "manif" est la croisade des enfants.
Bleu ou rose : les deux couleurs qui marquent les bébés à l’instant de leur naissance assignent à chacun, définitivement, sa résidence sexuelle. La médecine, l’état civil et ses premiers vêtements enferment l’enfant à peine né dans l’alternative du genre. "Tu seras un papa bleu, mon fils." "Tu seras une maman rose, ma fille."
D’un coup d’oeil, le médecin ou la sage-femme a repéré les organes génitaux qui vont officiellement déterminer l’un ou l’autre sexe du bébé – tant pis s’il y a un doute... Il faut choisir tout de suite. L’acte de naissance devra dans les trois jours dire si c’est une fille ou garçon.
L’éducation commence immédiatement, pas de pipi-caca incontrôlé. Le bébé bien propre dans sa couche est asexué. La puéricultrice lui met un ruban rose ou bleu au poignet. Chacun va s’évertuer à lui inculquer son genre. Caroline doit savoir tout de suite qu’elle est une adorable petite créature dans sa layette rose, et Thibaut en bleu ciel entendre qu’il est un petit mec "qui sait déjà ce qu’il veut". Chacun doit s’extasier, à un premier sourire séducteur, "c’est bien une fille", à la première colère, "c’est bien un garçon".
Quelques parents rebelles habillent de jaune ou de vert pomme leur nouveau-né sous l’oeil courroucé du personnel des maternités. (...)
Cette stratégie de communication, qui emprunte sa symbolique aux couleurs des layettes, a été évidemment voulue par les adversaires de la loi Taubira. Ils ont fait de leur mieux pour brouiller leur image de droite. Sur le modèle du "mariage pour tous", ils ont inventé la "manif pour tous", pour faire oublier qu’ils manifestent contre l’égalité. En parlant de "manif", ils empruntent au peuple de gauche son vocabulaire. La manif ! On s’encanaille pour la bonne cause.
Mais ont-ils assez réfléchi à la mythologie des couleurs choisies pour leur campagne ? (...)
Bleu, blanc, rose, le drapeau national, infantilisé, est au contraire l’emblème d’un peuple de "Blancs" que ne distingue entre eux que le genre attribué à la naissance. Un genre qui garde l’innocence de l’enfance – Freud ? connais pas – et sa pureté sexuelle.
Le logo dessiné sur ces fanions rose et bleu répète à l’infini l’image de la famille "naturelle". Quatre silhouettes blanches – un père, une mère et un fils, une fille – sont accrochées l’une à l’autre comme dans les guirlandes de papier découpé que les enfants font à la petite école. (...)
Toutes les familles sont identiques. Ce sont des clones.
Que nous dit cette famille exemplaire ? Au centre, un homme et une femme se donnent la main, chacun d’eux tenant de l’autre main un enfant du même sexe qu’eux, un garçon ou une fille. (...)
Ce logo, qui mime la naïveté d’un dessin d’enfant, est clairement sexiste : le père protecteur et fort, le fils volontaire et décidé, la mère qui suit, et la petite fille timide. Le dispositif proclame l’homosocialité de la reproduction. La petite fille a sa mère pour modèle, le petit garçon, son père.
Les organisateurs ont enjoint à leurs troupes de n’utiliser que le matériel de campagne, créé et fourni par eux. Ils veulent garder la maîtrise de la communication. On comprend pourquoi en voyant quelques initiatives locales qui ont échappé à leur contrôle politique et révèlent les non-dits du logo. (...)
Aucune place n’est faite aux enfants différents ! Aucune place pour les pères à cheveux longs, les femmes et les filles en pantalon, les mères voilées, les pères en boubou ! Aucune place pour les familles différentes aux parentés multiples – monoparentales, recomposées, adoptives – ! Aucune place pour les familles arc-en-ciel.
La famille nucléaire dessinée sur le logo et présentée comme naturelle n’est que le mariage catholique bourgeois du XIXe, adopté au XXe siècle par les classes moyennes et désormais obsolète. C’est une famille étouffante et répressive, la famille où ont souffert Brasse-Bouillon et Poil de carotte, famille haïssable de Gide, noeud de vipères de Mauriac.
Sur les logos bleu et rose des adversaires du mariage pour tous, la famille est filtrée par le regard des enfants, les adultes n’existent que pour être leur papa et leur maman naturels. Papa bleu et maman rose ne sont pas un couple hétérosexuel, mais une paire de reproducteurs "blancs".