
À la frontière de Singhu, près de New Delhi, en Inde
L’hiver a tiré sa révérence. Chaque jour, un soleil de plomb fait grimper un peu plus les températures. « On a troqué les grosses couvertures contre des ventilateurs », s’exclame un jeune agriculteur, tout en fixant sur le toit improvisé de sa remorque d’épais tapis en mousse, qui devraient suffire à stopper les premières lueurs du jour. Ils sont cinq à dormir à l’arrière de ce tracteur depuis plus de 110 jours.
Autour d’eux, on s’active. Les ventilateurs et les moustiquaires passent de main en main. Les bouteilles d’eau arrivent par paquets de 100, chargés dans des camions qui peinent à se faufiler dans le campement. Des climatiseurs sont accrochés tant bien que mal à l’arrière des remorques aménagées. Il fait déjà 32 degrés, et tout le monde se prépare à un été brûlant. Tous s’attendent à rester ici encore longtemps. « Autant de temps qu’il le faudra. »
Le camp de Singhu, foyer de protestation au nord de New Delhi, s’étend sur plus de 10 kilomètres de long. Installé sur une autoroute, il bloque le passage des voitures (...)
Depuis près de quatre mois, des milliers d’agriculteurs campent à l’entrée de la capitale indienne. Cette révolte paysanne a dans le viseur trois lois adoptées sans discussion par le parlement en septembre 2020. Une réforme qui a pour objectif de libéraliser le marché agricole du pays en l’ouvrant aux grandes entreprises, ce qui n’est pas sans conséquence pour les paysans indiens –qui représentent près de la moitié de la population, soit 650 millions de personnes. (...)
Jusqu’à présent, des produits de base comme le riz et le blé cultivés en Inde étaient vendus sur des marchés locaux à un prix minimum assuré par l’État, ce qui permettait tout juste aux petits exploitants de subvenir à leurs besoins. Avec ces « Black Laws », ces marchés n’existeront plus à terme.
Les agriculteurs seront contraints de vendre directement leurs récoltes aux grands groupes d’agrobusiness, qui pourront alors fixer eux-mêmes les prix. (...)
« La situation des agriculteurs est déjà terrible. Cette réforme ne va faire que l’empirer, regrette Hulwant Singh, qui vient de l’État d’Haryana, au nord de la capitale. Mon fils est ici, dans le camp avec moi, tout comme mon petit-fils. Nous sommes une famille d’agriculteurs depuis des générations. Avec ces lois, nous allons tout simplement disparaître. »
Pour obtenir l’abrogation de cette réforme, les agriculteurs venus de différents États ont érigé, entre autres, trois campements sur des autoroutes menant à New Delhi : Singhu au nord, qui s’étend sur plus de 10 kilomètres de long, Tikri à l’ouest et Ghazipur à l’est. Depuis le 26 novembre 2020, ils sont ainsi des dizaines de milliers à bloquer la circulation sur ces grands axes, installés dans des tentes, des tracteurs et des remorques transformées en maisons de fortune. (...)
Pour assurer leur présence dans les camps, les paysans mettent également en place des rotations au sein de leur famille, voire de leur village. Chacun veut prendre part à la lutte, sans pour autant abandonner son exploitation.
Si le chemin du retour peut se faire sans embûche, l’accès à la capitale est, quant à lui, totalement impossible pour les tracteurs des manifestants. Des murs infranchissables, faits de blocs de béton, de tranchées et de barbelés ont été dressés en urgence pour bloquer l’avancée des agriculteurs vers la capitale, les forçant à poser leurs bagages sur le bitume des autoroutes. De l’autre côté des remparts, la police, lourdement armée, reste à l’affût. (...)
Portés par une armée de bénévoles, qu’ils soient paysans ou simplement animés par un besoin viscéral de démocratie, les campements réussissent à s’organiser. Tout le monde met la main à la pâte, et le chaos ambiant est en fait une machine habilement huilée, où chacun alterne entre sieste à l’ombre et effort pour le bien de la communauté.
En s’aventurant sous les tentes et bâches colorées, on peut ainsi trouver des services essentiels au quotidien, proposés gratuitement. (...)
Dans le camp de Singhu, il est rare de croiser quelqu’un avec un masque. L’épidémie de Covid-19 s’est calmée depuis plusieurs semaines à New Delhi et, ici, plus personne ne s’en préoccupe. (...)
Toute la nourriture arrive directement des villages soutenant la révolte. Elle est ensuite préparée sur place, dans des cantines réparties le long de ces petits villages autonomes. « Riches, pauvres, agriculteurs, gens de la ville : la nourriture est toujours offerte » (...)
Dans les trois campements, les agriculteurs, qu’ils soient sikhs (pratiquant la religion du sikhisme), hindous ou musulmans, ont su dépasser leurs conflits historiques et leurs différences religieuses. (...)
À l’entrée d’un des camps, une inscription résume bien cette situation presque inédite : « Ce n’est ni hindou contre sikh, ni sikh contre l’Inde... Ce sont les agriculteurs contre les nouvelles lois agricoles. » (...)
Tous se sont ainsi unis avec le même objectif : forcer le gouvernement Modi, national-populiste et ultra-libéral, à voter des lois pour les agriculteurs, et non pas à leurs dépens, comme ils le perçoivent aujourd’hui.
« Le gouvernement essaye de nous diviser depuis des années. Que ce soit avec cette loi, qui sépare agriculteurs et grandes entreprises, ou entre les communautés religieuses, notamment les musulmans et les hindous », explique Varin, un agriculteur qui campe à Ghazipur. L’objectif selon lui ? Asseoir l’autorité du Premier ministre et faire du « business ». (...)
« Avec ces lois, les récoltes et la nourriture ne seront plus dirigées pour le bien du peuple, mais deviendront une simple source de profits », explique Jtendra Sinha, président du Kirti Kisan Union, l’un des quarante syndicats d’agriculteurs indiens qui forment le Kisan Morcha, la coalition qui dirige le mouvement. Ensemble, ils coordonnent le Satyagraha, autrement dit la résistance par la non-violence et la désobéissance civile contre l’oppression, principe instauré notamment par Mahatma Gandhi.
Dans les campements, où les langues se délient souvent autour des hookahs, un narguilé très populaire, les agriculteurs le rappellent sans cesse : le mouvement n’est pas rattaché à un parti politique, est non-violent et n’a pas de chef.
Mais, alors que la tige de cette chicha passe de bouche en bouche, un nom revient réguliérement : Rakesh Tikait. Ce syndicaliste de 51 ans, fils d’une légende du monde agricole, fait désormais office de figure de la révolte paysanne qui défie le gouvernement dirigé par le Bharatiya Janata Party (BJP), la droite nationaliste hindoue au pouvoir. (...)
Son nom a commencé à faire les gros titres quand, dans la nuit du 28 janvier, les forces de l’ordre s’apprêtaient à donner l’assaut pour expulser les fermiers du camp de Ghazipur, après leur avoir coupé l’accès à l’électricité et à l’eau. En larmes devant les caméras, Rakesh Tikait avait juré qu’il préférait se pendre sur place plutôt que de cesser la lutte.
À l’époque, ce coup de force du gouvernement visait à reprendre le dessus sur les manifestants qui, quelques jours plus tôt, lors de la fête nationale du Republic Day, avaient envahi la capitale. En dépit des promesses de non-violence faites par leurs syndicats, des agriculteurs s’étaient en effet emparés du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde. Les affrontements avec la police avaient alors fait un mort et plus de 400 blessés. (...)
Les racines de la fronde paysanne sont profondes. Le système agricole indien est en crise depuis plusieurs décennies, et bon nombre de petits exploitants sont dans une situation désastreuse.
Pour faire fonctionner leur exploitation, acheter les pesticides et engrais dont ils sont dépendants, beaucoup se trouvent contraints d’emprunter. Ces dettes, impossibles à rembourser, poussent chaque mois près de 1.000 agriculteurs au suicide.
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Les jeunes agriculteurs sont aussi très présents dans le mouvement. En vagabondant entre les tentes, loin de l’effervescence et des cris, on tombe souvent nez à nez avec des groupes de paysans d’une vingtaine d’années, rassemblés sous le même toit, le portable jamais très loin. Derrière leur visage détendu et souriant se cachent de réelles inquiétudes quant à leur avenir. (...)
Tout au long de la journée, des voix s’élèvent à travers les mégaphones de Singhu et Ghazipur. Sur chaque scène située au coeur des camps, les orateurs se succédent au micro, sans discontinuer, devant une foule d’agriculteurs prête à crier et lever le poing en l’air. Parfois, cette voix rauque et grave change de tonalité. L’orateur devient une oratrice.
Depuis le début des révoltes, les femmes ont joué un rôle inattendu en prenant part aux manifestations. « Je n’avais jamais fait quelque chose comme ça auparavant », explique Sawarn, qui vient d’Uttar Pradesh, un État de l’Inde du Nord. « On n’avait jamais vu Delhi. On n’était même jamais sorties de notre village pour la plupart », ajoute Jaswant, une Indienne de 72 ans, venue en voiture depuis le Penjab.
Toujours en groupe, les femmes, vêtues de leurs saris colorés, rient, chantent et dansent, quand elles ne sont pas au premier rang des meetings, prêtes à scander des slogans fédérateurs.
« En Inde, les femmes sont cantonnées à leur vie au foyer », déplore Rajni, une jeune trentenaire de Delhi, qui, bien que n’étant pas agricultrice, a rejoint la révolte pour soutenir les paysans de Ghazipur. « Dans le campement, les femmes échangent, discutent, partagent ce qu’elles ont au fond d’elle, leurs opinions mais aussi leurs sentiments. Une chose impensable dans leur vie quotidienne familiale », ajoute-t-elle. (...)
« Dans le campement, j’ai appris la liberté d’expression et l’humanité, ajoute Rajni. Donnez la liberté à une femme, et elle éclora. Ici, c’est ce qui se passe. » (...)
Au sein des différents camps, les agriculteurs sont optimistes et la patience semble être leur meilleure alliée. Que ce soit à Singhu ou à Ghazipur, personne n’a l’intention de partir. Bien au contraire.
Les installations précaires et temporaires se muent peu à peu en logements permanents. (...)
« Nous avons déjà gagné », s’exclame avec assurance Jathedar Raja Raj Singh, l’un des commandants de l’armée des guerriers du Nihang, la chevalerie sikh qui protège les agriculteurs. Sabres, lances ou poignards à la main, les guerriers du Nihang sont la première ligne de défense des contestataires. « Tout le peuple indien est aujourd’hui avec nous », ajoute-t-il. (...)
Si le mouvement de protestation jouit d’une importante popularité, il ne fait en revanche pas l’unanimité. Et cette bataille ne se déroule pas seulement derrière les barbelés et les barricades : c’est aussi une bataille d’images.
Tandis que les agriculteurs essayent de mettre en avant l’aspect pacifiste et populaire du mouvement, le gouvernement Modi, de son côté, tente de le délégitimer, faisant passer les paysans pour des « antinationalistes » réfractaires à la modernisation du pays.
Derrière ce bras de fer, autorités et protestataires partagent en outre une exigence commune : réformer le système agricole du pays. Mais leurs visions pour y parvenir sont aujourd’hui bien trop éloignées pour faire avancer les discussions. (...)
« Ce n’est pas qu’un mouvement d’agriculteurs, ajoute-t-il. Ce n’est pas non plus un combat propre à l’Inde. C’est une lutte contre l’oppression des grandes entreprises. Pour la liberté, la démocratie. Et nous ne rentrerons qu’après la victoire. »