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« Notre histoire s’est bâtie pour partie sur des violences populaires »
Mathilde Larrère est maîtresse de conférence en histoire contemporaine, spécialiste de la citoyenneté, des révolutions et du maintien de l’ordre.
Article mis en ligne le 9 novembre 2019

En France, violence populaire et violence d’État semblent s’opposer catégoriquement. Pourtant, comme l’explique l’autrice de cette tribune, notre histoire est ambivalente : elle s’est construite pour partie sur des violences populaires, ensuite légitimées et même commémorées.

Quand un journal titre sur la violence d’une journée de manifestation, il y a de fortes chances qu’il s’agisse de dénoncer le nombre de vitrines brisées par les manifestants. Il y a un évident différentiel de traitement entre ce qu’on pourra appeler la « violence populaire » et la « violence d’État » (exercée par ses forces de l’ordre, ce qui n’est cependant qu’un des aspects de la violence d’État). Violence populaire et violence d’État n’ont pas les mêmes acteurs, pas les mêmes armes, pas non plus les mêmes cibles. Surtout, seule la violence d’État peut être légale quand la violence du peuple est toujours du ressort de l’illégalité. (...)

Reste que les choses se compliquent quand on passe de la légalité à la légitimité. Car, si l’État tente de faire valoir le monopole de la violence légitime, les mouvements sociaux qui ont recours à la violence peuvent eux aussi arguer de sa légitimité.

Ce que nous apprend l’histoire de l’ordre et du désordre, de la violence légale et légitime et de ses monopoles contestés, c’est combien les frontières ont pu être brouillées sur ces questions, et combien nous héritons de ces brouillages.

À la veille de la Révolution française, le roi avait le monopole de la violence légale et légitime. Avant, la violence légale était partagée entre le roi, la noblesse, les bourgeoisies urbaines (et leurs milices communales). Avec l’absolutisme, le roi a désarmé les nobles et les communes. Il n’y avait plus de forces de l’ordre que royales. Qui plus est, sous la monarchie absolue, la légitimité dont jouissait le roi était divine, ce qui la rendait difficile à contester.

La Révolution française vint mettre à plat cette concentration du monopole légal et légitime de la violence par l’État.
Avec la prise de la Bastille, la séparation auparavant évidente entre violence d’État et violence populaire était totalement brouillée (...)

Au lendemain de la prise de la Bastille, les protagonistes, au lieu de se cacher pour éviter la répression, rapportèrent leurs faits et gestes. Ils furent célébrés et reçurent de l’Assemblée un diplôme de vainqueurs de la Bastille assorti d’une médaille et d’une épée gravée. Autant dire que la séparation auparavant évidente entre violence d’État et violence populaire était totalement brouillée.

La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen d’août 1789 créa la garde nationale (article 12 : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »), soit une force publique qui relèverait de l’État (et donc de la possible violence d’État) mais aussi une force citoyenne (composé des électeurs), et donc populaire. Qui plus est, elle n’était pas là pour défendre l’État, mais pour « garantir les droits de l’Homme », devenus la nouvelle source de légitimité. Or, entre autres droits, les hommes ont celui de résister à l’oppression (article 2). À partir de là, la résistance, fût-elle violente, peut être légitime si elle se dresse contre une oppression.

La suite des événements révolutionnaire n’a fait qu’ajouter au brouillage entre violences légitime/illégitime, comme à celui entre violences populaire/violence d’État. (...)

La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1793 allait plus loin que le droit de résistance à l’oppression avec son dernier article : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », un article auquel beaucoup se référent encore de nos jours pour légitimer leur recours à l’émeute. (...)

La révolution est de fait le moment et le creuset où la violence populaire, d’illégale devient légitime. (...)

La légitimité conférée par le vote aux assemblées privait l’insurrection de la légitimité dont elle avait pu se prévaloir dans les systèmes censitaires. Les répressions particulièrement violentes des insurrections de juin 1848 ou de la Commune de 1871 en sont la preuve. On ne saurait plus prendre les armes contre des assemblées élues… Il ne restait plus qu’à supprimer cette institution hybride entre peuple et État, la garde nationale, ce qui fut fait par Thiers au lendemain de la Commune (à laquelle la garde fédérée parisienne avait activement participé).

Depuis, la légitimation du recours à la violence des mouvements sociaux est plus délicate, même si l’histoire reste souvent mobilisée. Au lendemain de l’acte III des Gilets jaunes, un graffiti réagissait au concert de dénonciations contre les dégradations de l’Arc de triomphe : « 14 juillet 1789, des casseurs s’en prennent à un monument historique. » Et c’est bien là l’ambivalence de notre histoire, qui s’est bâtie pour partie sur des violences populaires, ensuite légitimées et même commémorées. Reste que le déficit de démocratie dans notre régime comme dans d’autres fragilise l’argument par lequel l’État a depuis 1848 justifié son monopole de la violence. Chaque crise démocratique tend ainsi à réveiller les soulèvements violents, non seulement parce qu’elle en est une des causes, mais aussi parce qu’elle permet de penser la légitimité du recours à la force.