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Non, Rokhaya Diallo n’a pas de sang sur les mains !
/Marcuss
Article mis en ligne le 25 octobre 2020

Oser prétendre que Rokhaya Diallo a une part de responsabilité dans l’attentat terroriste de Charlie Hebdo est obscène. La journaliste est régulièrement la cible d’attaques pour ses positions antiracistes et féministes, mais aussi pour ce qu’elle est : une femme noire qui visibilise les rapports de domination raciaux et sexués de notre société. Contre vous M. Bruckner, je soutiens Rokhaya Diallo.

Je m’excuse, ou plutôt non, pour certaines âmes fragiles qui liront ce texte jusqu’au bout. Si je fais cette remarque, c’est parce que j’ai déjà par le passé essuyé la critique parfaitement légitime sur certains de mes billets, mais qui l’est moins lorsque celle-ci s’arrête simplement à la lecture du titre, ou pour être moins arrogant, du chapo. Pardonnez-moi donc si certains propos qui vont suivre agressent certains d’entre vous. Vous aurez peut-être la nausée pour ceux qui réfutent l’idée du racisme systémique, qui assimilent trop facilement les antiracistes à un gang de racialistes, qui développent la haine des blancs, et plus simplement pour tous ceux qui rejettent Rokhaya Diallo. (...)

1. Le refus de soutenir Charlie en 2011

Le mercredi 21 octobre 2020 sur Arte, l’essayiste et romancier Pascal Bruckner s’est déchainé contre la journaliste Rokhaya Diallo, l’accusant d’avoir « armé le bras des tueurs » de l’attentat de Charlie Hebdo qui a « entrainé la mort des 12 de Charlie », tout en précisant que son statut de « femme, musulmane et noire » lui donne des privilèges dans la société. Malgré la consternation de Rokhaya, il réaffirme son propos et lui demande d’assumer la responsabilité de ses actes.

Pascal Bruckner fait ici référence à un texte contre le soutien de Charlie Hebdo après l’incendie criminel des locaux de l’hebdomadaire en 2011, un papier signé par une vingtaine de personnes, avocats, antiracistes et journalistes. Rokhaya Diallo fut en effet signataire de ce texte, dont celui-ci n’est pas tendre avec le journal satirique et que je considère comme inconvenant, autant dans la forme que dans le fond. Après les attentats de 2015, la journaliste s’expliqua en ces termes : « Je ne mesurais pas la réalité de la menace. Je me sentais en confiance, j’ai signé. Jamais, bien sûr, je n’aurais signé un tel texte après les attentats de 2015. Si être Charlie c’est embrasser la ligne de Charlie Hebdo, je ne suis pas Charlie. Si c’est condamner les attentats, alors je suis Charlie. »

Mais pour vous Pascal Bruckner, le mal est fait. Rokhaya Diallo a sa part de responsabilité dans l’attentat terroriste de Charlie Hebdo, rien que cela ! (...)

Par ailleurs, que dire alors du soutien de la fille du défunt Georges Wolinski, lâchement assassiné par les frères Kouachi, défendant Rokhaya Diallo face à vos cyniques et obscènes paroles ? (...)

2. Rokhaya Diallo a-t-elle du sang sur les mains ?

Accuser Rokhaya Diallo d’avoir une part de responsabilité dans les crimes commis par les frères Kouachi ne serait-ce pas l’affirmation d’un racisme parfaitement décomplexé ? Jamais M. Bruckner, je ne vous ai entendu faire ce lien de causalité pour les attentats d’extrême droite ? (...)

Sans présenter une liste exhaustive, voici quelques exemples de crimes, sans énoncer tous ceux qui ont été déjoués. (...)

Autant d’assassinats commis par des terroristes au nom du racisme et de l’islamophobie. Leur message politique fait pourtant écho à des concepts, des théories, qui traversent les cercles de l’extrême droite jusque dans l’espace public médiatique. Les termes de « colonisation », de « grand remplacement », d’ « invasion migratoire » sont utilisés en toute simplicité par de nombreux commentateurs. Jamais je n’ai entendu M. Bruckner ou encore le monde médiatique et éditorialiste, accuser qui que ce soit d’avoir un lien de causalité avec les attentats terroristes d’extrême droite ! Pourtant en France, l’idée du grand remplacement trouve son écho au Rassemblement National comme Jean-Marie le Pen, ou encore chez Robert Ménard qui lui fait référence au travers d’un tweet pour fustiger le premier maire musulman de Londres Sadiq Khan. Eric Zemmour, trois fois condamné pour provocation à la haine raciale, utilise également la théorie de Camus, tout en comparant le nazisme à l’Islam. Pourtant les micros sont toujours ouverts pour eux.

Cher Bruckner, où est votre dénonciation des possibles liens de causalité entre des discours racistes tenus dans l’espace public et les attentats d’extrême droite ? Faites-vous un lien de causalité entre l’omniprésence sur l’espace public de personnes de la droite nationaliste et réactionnaire comme Zemmour, Charlotte d’Ornellas, Geoffroy Lejeune, Ivan Rioufoul, Robert Ménard, Jean Messiha, ou du parti le Rassemblement National, avec les attaques terroristes d’extrême droite qui ont triplé depuis 5 ans ? Où êtes-vous pour dénoncer la droitisation progressive mais violente de la télévision ? Le champ médiatique est devenu un espace VIP pour les idéologues de l’extrême droite et de la droite réactionnaire. Dans cet entre soi, nombre d’entre eux peuvent assumer leur racisme ordinaire et décomplexé, partager la fumeuse théorie du grand remplacement, essentialiser des problèmes de société en déniant les mécanismes sociaux et économiques qui les produisent, et divulguer un nombre toujours grandissant de mensonges sans rougir. Un exemple frappant est cette certitude du journaliste Ivan Rioufol qui affirme que « 50 % des jeunes musulmans des cités se réclament de l’Etat Islamique » sur la base d’un sondage inexistant, ou plutôt existant simplement dans son espace mental réactionnaire.

Ainsi Pascal Bruckner, si vous ne faites pas de lien de causalité entre la diffusion des thèses racistes et réactionnaires sur l’espace public et les attentats terroristes d’extrême droite en Occident, ne stigmatisez pas Rokhaya Diallo qui n’est aucunement responsable de la mort des 12 personnes de Charlie Hebdo. Certes Rokhaya n’apprécie pas la ligne éditoriale du journal et c’est un droit, mais jamais elle n’a soutenu ou diffusé des thèses réactionnaires ou criminogènes comme cela se produit dans un certain espace médiatique et éditorialiste, dont s’inspirent des terroristes d’extrême droite ! (...)

Sur France Inter, vous avez affirmé que « Les mots peuvent tuer », mais c’est simplement ceux qui vous arrangent. (...)

3. L’injonction à la désolidarisation et l’essentialisation des musulmans

L’injonction à la désolidarisation est toujours réservée à nos camarades musulmans. Jamais on ne demande aux partis d’extrême droite ou aux diffuseurs des pensées réactionnaires de se désolidariser des attentats commis par des fascistes. Pourquoi est-ce qu’on n’intime jamais aux nationalistes et aux blancs de confession chrétienne de condamner les attaques criminelles commises au nom du Christianisme, du nationalisme, de la lutte contre le grand remplacement et contre l’invasion migratoire ? Pourquoi ne demande-t-on pas à l’Union bouddhiste de France de condamner le massacre de la minorité musulmane (rohingya) en Birmanie commise par les bouddhistes ? Idem de la communauté asiatique pour le génocide des Ouighours ? Car le lien de causalité entre le crime commis par quelques barbares et la population dont ils sont issus n’a pas d’importance symbolique, sauf lorsque celui-ci est l’Islam. Victimisation, misérabilisme ou islamo-gauchisme me diront certains, mais le constat est pourtant à la vue de tous sauf pour les aveugles idéologues. (...)

Mais pourquoi cette volonté d’enfermer Rokhaya Diallo sur certaines composantes de son identité pour lesquelles elle n’est pas responsable ? Les droitiers et gauchistes républicains me rétorqueront surement que Rokhaya est passionnée et « obsédée par la race » pour reprendre les propos de Charles Consigny et cie. Or, c’est très mal connaître le travail que mène la journaliste depuis de nombreuses années, elle qui ne parle que de diversité et de vivre ensemble dans ses écrits.

Si Rokhaya Diallo est souvent essentialisée, c’est justement parce qu’une femme noire, par les stigmates qui lui sont imposés dans la société, ose montrer la réalité du racisme structurel et de la domination masculine. Ses détracteurs préfèrent surement qu’une femme noire vive en silence la négation de soi produit par ses expériences de vie discriminatoires, qui, lorsqu’elle les exprime, leur renvoient en pleine figure le fait qu’ils soient blancs, cette couleur qui leur accorde certains privilèges dont le premier est d’oublier justement leur statut de blanc, car personne ne les renvoie à lui. Dans le fond ce qu’on reproche à Rokhaya, c’est de visibiliser des rapports de domination, de fracturer l’imaginaire universaliste du républicanisme français. (...)

Dans le fond ce qu’on reproche à Rokhaya, c’est de visibiliser des rapports de domination, de fracturer l’imaginaire universaliste du républicanisme français. Etes-vous dans cet état d’esprit mon cher Bruckner ? Vous l’accusez de propager la « haine pour les blancs » alors qu’elle demande simplement d’être votre égale dans son droit à la dignité, et dans son droit à ne pas être renvoyée par autrui et les institutions à une seule composante de son identité. S’il faut favoriser la réciprocité entre les personnes pour vivre ensemble, encore faut-il voir les rapports de domination de classes, raciales et sexués de notre société capitaliste dont vous Monsieur Bruckner, et comme moi à certains égards, avons une place privilégiée. Vouloir écraser symboliquement Rokhaya Diallo vous permet de ne pas voir ce qu’elle fait refléter de vous, mais le miroir n’est pas responsable de la laideur de celui qui le regarde.

4. Monsieur Bruckner…

Si vous avez un tant soit peu décence, vous devriez accepter l’idée que vos propos étaient parfaitement déplacés. Votre lien de causalité totalement obscène et erroné entre Rokhaya et le terrorisme n’a aucune justification. Imaginez si d’autres se permettraient de faire la même chose avec vous ? (...)

En conclusion, j’affirme mon soutien à Rokhaya Diallo contre l’attaque qu’elle a subie de votre part, mais aussi contre le harcèlement régulier qu’elle subie pour ses positions antiracistes et féministes. Intellectuellement, j’affiche des contradictions avec elle comme le fait que j’ai toujours soutenu la ligne éditoriale de Charlie, mais l’opposition d’idées ne justifie aucunement les propos que Pascal Bruckner et d’autres ont tenus à l’égard de Rokhaya Diallo.