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Ne pas voir la race
Article mis en ligne le 8 février 2021

La discussion est vive sur le dernier ouvrage du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, paru aux éditions Agone. Je ne suis pas spécialiste du sujet, et je n’ai pas encore lu le livre – on peut donc considérer comme tout à fait superflu l’expression d’un avis si peu autorisé. Oui mais voilà, en relisant par hasard ma propre réaction à la sortie du film Avatar et ses commentaires, en décembre 2009, quelle n’est pas ma surprise de me voir défendre une position à la Beaud et Noiriel, autrement dit « aveugle à la race » (colorblind).

C’est donc d’abord à une autocritique que je me livrerai ici.

(...) A plus de dix ans d’écart, ma vision d’Avatar me paraît aujourd’hui caractéristique de la colorblindness – qui est aussi un trait essentiel d’un film qui repeint en bleu des Aliens manifestement inspirés de la légende amérindienne. Comme l’explique alors la journaliste Annalee Newitz : « C’est un fantasme sur les races raconté du point de vue de personnes de race blanche ». (...)

Qu’est-ce que je vois aujourd’hui que je ne voyais pas alors ? Et comment ai-je fini par l’apercevoir ? Ce que je vois aujourd’hui, c’est à quel point les groupes désignés n’étaient à mes yeux que des abstractions : eux et nous, les humains et les Aliens, des catégories à la limite interchangeables – comme le montre justement le film, qui raconte la transformation d’un humain en alien, ce qu’Annalee Newitz analyse comme la trace de la culpabilité blanche.

Abstraite, la notion de race, lorsque je la ramène à la division biologique raciste. Comme toute personne qui ne souffre pas du racisme, je n’ai aucune connaissance, aucune expérience qui me relie à la notion de race. Je n’ignore pas que d’autres sont concernés, mais je les trouve un peu excessifs. S’agit-il d’un problème aussi grave qu’ils le disent ? C’est un peu difficile de le croire. Si la race ne me dit rien, c’est parce que je n’en souffre pas.

Or, ce dont parle la race (pas « les races », le fantasme raciste, mais « la race », la construction sociale), ce n’est pas d’une catégorie interchangeable, comme les camps du jeu d’échec – vas-y, prend les blancs ! –, ce dont parle la race, c’est d’abord de la souffrance d’un groupe soumis à la domination. Comme l’explique Pap Ndiaye dans La Condition noire, c’est l’expérience commune de cette souffrance, et non une assignation biologique immuable, qui crée le sentiment d’identité collective.

Comment accéder à cette connaissance lorsqu’on ne fait pas partie du groupe ? Par le même moyen qui nous permet de partager l’expérience de n’importe quel être sensible : par l’empathie qu’on ressent pour la souffrance des autres. Et parce que le spectacle de la souffrance, comme le dit Luc Boltanski, nous fait basculer dans l’engagement. (...)

Ça ne s’est pas fait en un jour, et l’assimilation de ce savoir, qui heurte nombre de mes présupposés, a parfois été difficile. Mais la multiplication des débats et des paniques morales, auxquels participe le dernier ouvrage de Beaud et Noiriel, m’a convaincu que la question de la race appartient aux enjeux cruciaux de notre société, et qu’il est nécessaire de s’équiper.

Un point important de cette acculturation concerne la dimension de l’émotion. Aveugles à la race, Beaud et Noiriel renforcent cet aveuglement en se désignant comme des savants (face à des militants), et en prescrivant l’impératif de la distance, seule garantie d’un savoir « objectif ». Cette pétition de principe rencontre précisément sa limite quand l’expérience qui unit un groupe est celle de la souffrance, dont la condition d’objectivation est le partage par le biais de la compassion. Comment aurions-nous pu connaître quoique ce soit de l’atrocité du sort des juifs soumis à l’extermination, sans les récits bouleversants des survivants des camps ? Contrairement à l’idée reçue d’une science métaphysique, l’émotion n’est pas l’ennemie de la raison, mais bien un véhicule de connaissance.

Ce que je vois aujourd’hui dans mon billet sur Avatar, c’est ma froideur et mon insensibilité face à une histoire à laquelle je n’avais pas prêté attention. Je ne sais encore que trop peu de choses à propos des souffrances des dominés, mais ce que j’ai au moins compris, c’est non seulement que cette souffrance est respectable, mais qu’elle mérite notre engagement – et que chaque fois que la confrontation avec la race s’effectue avec cette froideur clinique, ce n’est pas de domination qu’il est question, mais plutôt des moyens de la cacher.

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, énonce le dicton. Mais ce n’est pas seulement cela dont je voudrais témoigner. Entre la prise de parole de minorités auparavant inaudibles ou l’installation dans le débat public de formes de violences autrefois négligées, nous vivons une période de remises en cause et de prises de conscience brutales. La véhémence qu’on attribue aux réseaux sociaux n’est que le reflet des conflits qui fracturent nos sociétés, et qui sont seulement devenus plus visibles. (...)