
Pour la philosophe américaine, seule l’alliance des mouvements féministe, antiraciste et écologiste avec le mouvement ouvrier pourra mettre à bas le « capitalisme cannibale » qu’elle théorise dans son dernier essai.
« Comment notre système est en train de consumer la démocratie, la santé et la planète, et comment l’en empêcher ». Le sous-titre du dernier essai de Nancy Fraser, Cannibal Capitalism (Verso Books, non traduit), entre fortement en résonance avec le contexte français.
Après le piétinement de la démocratie parlementaire par le pouvoir macroniste pour faire passer en force le recul de l’âge légal de départ à la retraite, dans un contexte de dérèglement climatique accru, il y a en effet de quoi s’interroger : pourquoi le mouvement social et la gauche échouent-ils désespérément à enrayer le rouleau compresseur néolibéral ?
De passage à Paris, la philosophe américaine, connue pour ses travaux sur le féminisme et qui se définit comme « socialiste démocrate », donne son analyse de cette impuissance politique. Surtout, elle esquisse des pistes stratégiques pour en sortir.
Mediapart : Le mouvement social contre la réforme des retraites en France préfigurait-il le « bloc contre-hégémonique » que la gauche doit rassembler face au capitalisme ?
Nancy Fraser : Je n’étais pas en France pendant ce mouvement social, mais pour ce que j’en sais, il a mobilisé bien au-delà des syndicats et des personnes directement concernées par la réforme des retraites. C’était donc la manifestation d’un sentiment largement partagé que quelque chose doit changer : contre l’austérité, contre le néolibéralisme et contre la dégradation des conditions de vie à tous les niveaux. Le fait que cette lutte soit devenue aussi ample dans la société et aussi étendue dans le temps indique la possibilité d’un bloc contre-hégémonique.
Je pense qu’un mouvement d’une telle force, même s’il s’est essoufflé, continuera d’avoir des effets sous la surface. Tout peut encore s’enflammer. Les États-Unis ont connu un cycle comparable de mobilisations qui, sous différentes formes, d’Occupy Wall Street à la campagne de Bernie Sanders, témoignent de la possibilité du bloc contre-hégémonique. Cependant, le sentiment antinéolibéral peut aussi prendre des directions inattendues sur le terrain politique, comme le vote pour Trump ou pour Marine Le Pen. Il n’est pas automatiquement articulé à la gauche et à l’émancipation.
Comment expliquez-vous cette ambivalence ? Pourquoi les mouvements sociaux ne s’articulent-ils plus automatiquement à la gauche ?
Aux États-Unis, bien que le néolibéralisme ait été initialement porté par la droite, il a été consolidé par l’aile centriste du Parti démocrate, notamment Bill Clinton. Il s’est passé la même chose en Allemagne avec l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, et au Royaume-Uni avec l’ancien premier ministre travailliste Tony Blair. Ces responsables de gauche ont utilisé des thèmes progressistes comme l’antiracisme, le mariage pour tous et le féminisme pour légitimer l’inflexion libérale de leur politique économique.
C’est ce que j’appelle le néolibéralisme progressiste. C’est sous cette forme que le néolibéralisme est devenu hégémonique aux États-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni. Le féminisme, l’antiracisme et les luttes LGBTQI+ ont ainsi été associés au néolibéralisme dans l’esprit de beaucoup de gens. Ces nouveaux mouvements sociaux ont soudain été marqués d’une supériorité morale, tandis que les conditions de vie des travailleurs de la Rust Belt se sont dégradées sous les coups de la précarisation. (...)
aux États-Unis, la classe ouvrière blanche et les nouveaux mouvements sociaux ont été séparés, la première allant au populisme réactionnaire, et les seconds au néolibéralisme progressiste. Or il faut qu’ils se rassemblent pour constituer un bloc contre-hégémonique ! (...)
dans une période de crise d’hégémonie, quand les gens décrochent du sens commun établi, en l’occurrence le libéralisme, et que le niveau de culture politique n’est pas suffisamment élevé en raison d’une mauvaise transmission de la mémoire de gauche, le populisme peut catalyser leur rébellion contre les élites. C’est en ce sens que Bernie a utilisé la formule : « Le système est truqué contre le monde du travail. » Trump a dit en substance exactement la même chose, et c’est vrai !
Les gens ont raison de dire que le système est truqué, il faut le reconnaître. Mais par qui, et comment ? C’est sur cela que la gauche doit avoir un discours, pour distinguer le populisme de droite du populisme de gauche. (...)
Quelle est la différence de fond entre les deux, selon vous ?
D’abord, le populisme de droite divise la société en trois niveaux : l’élite, les classes dominées, et les gens vertueux qui sont pris en sandwich entre les deux. Dans leur vision de la société, l’élite et le sous-prolétariat sont ligués contre le peuple. Le populisme de gauche, lui, ne propose que deux niveaux : il ne distingue pas entre les classes dominées.
D’autre part, le populisme de droite tend à décrire les ennemis du peuple en termes identitaires : les banquiers juifs, les Noirs, les musulmans, etc. Les populistes de gauche, eux, utilisent des termes plus fonctionnels : les capitalistes, les financiers de Wall Street, etc. Cela peut être un terrain glissant, je l’admets, mais cela reste une différence importante. (...)
Je rejette la vision libérale selon laquelle le populisme serait par nature autoritaire et attentatoire aux libertés individuelles. Les libéraux tentent de créer une peur du populisme pour garder les progressistes sous leur aile. C’est pourquoi le populisme de droite gagne : le bloc libéral crée les conditions qui favorisent Trump et Le Pen. (...)
le populisme est très volatil parce qu’il touche des gens qui ne sont pour beaucoup pas politisés, il faut donc faire avec, et voir comment le développer à gauche. Car le populisme se contente en général de mettre l’accent sur la redistribution, plus que sur la transformation concrète du système. C’est un début. (...)
Le capitalisme repose non seulement sur le travail exploité (celui du mouvement ouvrier) et le travail exproprié (qui concerne des formes de travail précarisées, et souvent des travailleurs racisés), mais aussi sur le travail domestiqué (celui des femmes, payé ou pas). (...)
ujourd’hui, il faudrait que les victimes des trois formes d’exploitation convergent. Le bloc contre-hégémonique devrait lier l’antiracisme, le féminisme, l’écologie, chaque mouvement gardant son autonomie, tout en assumant des intersections. C’est comme ça que je vois le féminisme se développer. (...)
Qu’est-ce que le « capitalisme cannibale », titre de votre dernier livre ? Est-ce un trait permanent du capitalisme, ou une particularité de la période, qui rejoint les préoccupations écologistes sur la destruction du vivant ?
Je pense que l’exploitation des travailleurs et travailleuses n’est qu’une composante de l’accumulation capitaliste. Dans mon livre, je développe l’idée qu’il profite aussi, quasiment gratuitement, de la nature, du travail domestique, du travail forcé et des biens publics en termes d’infrastructure et de droit. (...)
le capital se sert de la nature, l’exploite, en prend autant qu’il peut. Et le système l’incite à cela, sans jamais l’obliger à réparer les dégâts. Il finit ainsi par déstabiliser ses capacités de reproduction et nos propres conditions de survie. C’est en cela qu’il est cannibale. (...)
Le Green New Deal, aussi imparfait et nationaliste soit-il, fait partie de la solution. Une économie verte qui ne s’oppose pas au travail bien rémunéré est possible. La planification, sous ses formes démocratiques, a un rôle positif à jouer dans le socialisme. Je n’ai pas peur de ce mot. On doit parler d’échelle globale en matière d’écologie, c’est inévitable. Comment lier ou articuler les échelles d’action ? La tâche est énorme. (...)
L’idée que la nature est quelque chose d’opposé aux autres combats, c’est l’écologie des riches, qui ont le luxe de ne se préoccuper que de la nature. La défense de la nature n’est pas séparée de la défense des communautés, du travail domestique ou des moyens de subsistance.
Lire aussi :
– (Entre les lignes, entre les mots)
A propos de « Cannibal Capitalism » de Nancy Fraser
Dans son livre Cannibal Capitalism (Verso, mars 2022 [1]) Nancy Fraser propose de revenir sur la caractérisation du capitalisme :« il ne faut pas le réduire à un système économique, mais le définir comme une société : Parler du capitalisme comme un ordre social institutionnalisé (…) revient à souligner son imbrication non accidentelle mais structurale avec la domination de genre, la dégradation écologique, l’oppression raciale et impériale et la domination politique – en conjonction, bien entendu, avec sa dynamique de base, également structurale et non accidentelle, fondée sur l’exploitation du travail » (...)