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Mondialisation néolibérale : l’ombre portée des systèmes militaro-industriels sur les « femmes globales »
Jules Falquet, maîtresse de conférences en sociologie Paru dans Regards croisés sur l’économie, « Peut-on faire l’économie du genre ? », 2014, n°15, pp.341-355.
Article mis en ligne le 31 juillet 2017
dernière modification le 30 juillet 2017

Avec la mondialisation, de nombreuses femmes sont entrées sur le marché du travail. Combiner une analyse de genre à une analyse de classe et de « race » permet de montrer que ce qui est perçu comme une évolution est réalisé au détriment d’une certaine catégorie de femmes : les « femmes de services », composée majoritairement de femmes non-privilégiées contraintes d’exercer des activités de care ou liées au commerce du sexe. Dans le cadre de la militarisation néolibérale, leur émergence va de pair avec celle des « hommes en armes » qui contribuent à la précarisation des femmes, et plus particulièrement celles des pays du Sud.

Dès les années 1990, différents travaux féministes ont proposé des perspectives alternatives aux analyses classiques de la mondialisation. Je présenterai ici quelques-unes de ces réflexions avec pour fil conducteur la question des transformations de l’activité économique.

Il s’est le plus souvent agi de « rajouter les femmes » à l’analyse. Or on note des ambivalences de la mise au travail des femmes et le type d’activités que la mondialisation réserve majoritairement aux femmes non-privilégiées de la planète, principalement autour d’activités « de services ». De plus, une véritable perspective de genre consiste à penser ensemble et dialectiquement femmes et hommes, c’est pourquoi on s’intéressera ensuite à la guerre, au militarisme et aux différentes manifestations des « hommes en armes ».

Les « femmes de services », nouvelles « femmes globales » (...)

À la fin des années 1990, de nombreuses études sur l’impact des plans d’ajuste- ment structurel révèlent que la crise économique, la montée du chômage et le creusement des inégalités ont particulièrement affecté et appauvri les femmes, tant dans l’absolu que par rapport aux hommes (Hirata et Le Doaré, 1998 ; Wichterich, 1999, ATTAC, 2002, Bisilliat, 2003). Après avoir montré comment le Welfare state (« l’Etat-providence ») avait partiellement libéré les femmes du « patriarcat privé », Silvia Walby (1990) souligne que l’ajustement structurel conduit à une re-familialisation de nombreuses tâches et fait jouer aux femmes le rôle d’« amortisseuses » de la crise (1997). (...)

Au fil des recherches, un constat s’impose au Sud comme au Nord, la mondialisation a poussé de nombreuses femmes sur le marché du travail (Hirata & Le Doaré, 1998) – souvent du fait de la destruction de leurs modes d’existence antérieurs. D’aucun.e.s s’en sont réjoui.e.s, estimant que l’accès des femmes au travail salarié permettait leur autonomisation économique, clé d’une plus grande égalité de sexes.

Pourtant, la mise au travail des femmes est loin d’être systématiquement positive. En effet, le démantèlement des lois du travail les touche particulièrement – d’autant que la majorité était déjà concentrée dans des secteurs d’activité dévalorisés et mal protégés : les réformes néolibérales les précarisent (Talahite, 2010). De plus, les nouvelles modalités du travail requièrent des qualités « typiquement féminines » (acceptation du temps partiel, polyvalence et implication « totale », notamment émotionnelle), qui dessinent des formes de servilité normalisées et généralisées. Ainsi, seule une fraction des femmes accède à de « bons » emplois proches des standards de l’emploi masculin et on assiste à une dualisation croissante de l’emploi féminin (Sassen, 2010 ; Kergoat, 2012).

C’est pourquoi l’analyse en termes de genre ne peut se passer d’une analyse simultanée en termes de classe et de « race », comme les féministes noires du Combahee River Collective ont été les premières à l’affirmer dès 1979.

• « Nouveaux » emplois féminins et migrations (...)

Pour la plupart des femmes non-privilégiées, les options migratoires et de carrière se réduisent à suivre-rejoindre-trouver rapidement dans la région d’arrivée un mari, s’inscrire dans des programmes officiels d’importation de main-d’œuvre de service, ou s’insérer dans le domaine du travail du sexe pour faire face aux coûts exorbitants de la migration illégalisée. (...)

Les « hommes en armes », la guerre et la croissance néolibérale

Regardons maintenant du côté de ces « hommes en armes », à savoir les soldats, mercenaires, guerrilleros ou terroristes, policiers, membres de gangs ou d’orga-nisations criminelles, gardiens de prison ou vigiles, entre autres – qui exercent dans le secteur public, semi-public, privé ou illégal.

• Un état de guerre et de contrôle généralisé

Comme à l’époque de la première mondialisation, qui débouche sur la Première Guerre mondiale analysée par Rosa Luxembourg (1915), on assiste aujourd’hui à une compétition internationale féroce et militarisée pour s’attribuer les ressources, les marchés et le contrôle des forces productives. (...)

À partir du 11 sep- tembre 2001, le nouveau cadre général de cette compétition est la guerre « anti- terroriste » menée par les principales puissances néolibérales contre différents pays du Sud global. À très grands traits, elle se décline en guerres ouvertes dans différents pays moyen-orientaux, en interventions militaro-humanitaires sur le continent africain notamment (Federici, 2001), en guerre contre la migration « illégale » dans les pays de l’OCDE et en « guerre contre la drogue » sur le continent latino-américain. Partout, se développent simultanément un discours et des pratiques sécuritaires et de surveillance généralisée de la population.

Analyser le contrôle sécuritaire, la militarisation et l’état de guerre généralisée que nous traversons, dans une perspective de genre, est particulièrement révélateur. Ainsi, les droits des femmes sont de plus en plus souvent invoqués comme justification des interventions (Delphy, 2002 ; Eisenstein, 2010). Pourtant dans presque tous les cas, les violences contre les femmes provoquées par ces guerres sont considérables – qu’il s’agisse de violences sexuelles, d’exode forcé (souvent suite à des violences sexuelles massives) et plus généralement de destruction du système économique et social, appauvrissant drastiquement les femmes, alors même que certains hommes s’enrichissent par le pillage et divers trafics, tout en asseyant un nouveau pouvoir politico-militaire. Le renforcement du complexe carcéro-industriel employant et enfermant des millions de personnes (Davis, 2014), ainsi que de camps destinés à contenir la migration, est également notable. (...)

la vente d’armes enrichit les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, tandis que l’achat de ces mêmes armes creuse la dette de nombreux pays du Sud – l’actuelle dette grecque étant notamment causée par la course aux armements face à la Turquie. Ce système nourrit l’apparition de toutes sortes de dictateurs en puissance propagateurs de rhétoriques guerrières nationalistes ou ethnicistes, dont les femmes sont souvent les premières à faire les frais. (...)

Les groupes illégaux liés à l’économie clandestine semblent eux aussi s’être considérablement renforcés. Le cas du Mexique est révélateur : les modestes cartels de la drogue des années 1980 sont devenus des acteurs militaires, mais aussi économiques et politiques incontournables, dont les activités s’étendent jusqu’en Amérique centrale et en Afrique de l’Ouest. (...)

Ces acteurs s’insèrent de plus en plus étroitement dans les économies locales, nationales et internationales dans le cadre du blanchiment, quel est l’impact économique de leurs importations-exportations de capitaux et de leurs investissements, productifs, somptuaires ou… militaires ? En effet, pour déjouer les autorités, ils s’équipent d’armes, de moyens de communication et de transports sophistiqués et coûteux (avions, sous-marins ou systèmes de communication), fournissant ainsi un appréciable débouché aux SMI – qui écoulent une autre partie de leur production via l’« aide » militaire qu’imposent différents gouvernements du Nord aux pays du Sud, incités à entrer en guerre contre la drogue.

Ainsi, les nombreux travaux menés dans une perspective de genre mais surtout d’imbrication des rapports sociaux, permettent une compréhension plus complète de la mondialisation. Ils soulignent que l’une des dynamiques centrales de la mondialisation néolibérale se joue autour de la réorganisation de la reproduction sociale tout autant que des systèmes militaro-industriels. Enfin, si l’on observe l’histoire longue, il est permis de penser que l’on assiste aujourd’hui à une nouvelle phase d’accumulation primitive (Federici, 2014 [2004]), grâce au durcissement simultané des rapports sociaux de sexe, de « race » et de classe.