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Mediapart
Migrations : les relations troubles de l’Union européenne avec les autocrates soudanais
#UE #Soudan #migrants
Article mis en ligne le 18 août 2023
dernière modification le 16 août 2023

Obsédée par les questions migratoires, l’Union européenne n’a pas hésité, il y a près de dix ans, à déléguer au Soudan du dictateur Omar al-Bachir la charge d’empêcher les migrants d’atteindre la Libye, et donc l’Europe. Ce pacte avec le diable a encore de lourdes conséquences aujourd’hui, alors que la guerre fait rage dans le pays depuis cinq mois.

Quand on dîne avec le diable, il faut une longue cuillère, dit-on. Et de très bonnes raisons. L’Union européenne et ses États membres étaient en droit, ont-ils jugé en 2014, de s’asseoir à table avec le régime d’Omar al-Bachir, le dictateur soudanais recherché par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité et génocide. Mais il n’est pas sûr qu’ils aient choisi la bonne taille pour la cuillère.

Cette histoire remonte à près de dix ans, mais elle a des conséquences, aujourd’hui, que les États européens n’avaient certainement pas prévues. Sans l’aide de l’UE, le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, chef d’une milice qui ravage le Soudan, n’aurait sans doute pas pu réclamer le pouvoir et lancer son pays dans une guerre civile aussi absurde que suicidaire.

Quel rapport entre Bruxelles, un dictateur déchu en 2019 et un chef de guerre en quête de siège présidentiel ? Les liens entre tous ces événements méritent d’être exposés. (...)

À l’origine était une obsession européenne : la défense de ses frontières contre ce qu’il est convenu d’appeler, depuis 2015, la « crise migratoire ». Les entrées dites « illégales » dans l’espace européen augmentent alors notablement (...)

À Bruxelles, c’est l’affolement. La forteresse Europe décide d’ajouter des remparts à son enceinte. Mais il ne faudrait pas heurter une opinion publique sensible aux drames qui se jouent en mer, comme le naufrage où périssent 359 personnes près de l’île italienne de Lampedusa en 2013.

La politique est donc plus que jamais à l’« externalisation des frontières » : les États européens vont confier à d’autres pays le soin d’empêcher les candidats à l’exil d’atteindre le territoire de l’UE. Plus ces nouveaux limes sont à distance de l’Europe, mieux c’est.

Deal avec un dirigeant accusé de génocide (...)

D’un côté, les 28 États membres de l’UE de l’époque. De l’autre, 9 pays de l’Afrique orientale : Djibouti, Égypte, Éthiopie, Érythrée, Kenya, Soudan, Soudan du Sud, Somalie, Tunisie. Depuis, la Libye et l’Ouganda ont rejoint le processus.

Adopté lors de la conférence ministérielle euro-africaine de Rome en novembre 2014, il est finalisé au sommet de la Valette (Malte) un an plus tard. Son bras financier sera le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (EUTF selon l’acronyme anglais), doté de 3,4 milliards d’euros pour l’ensemble du continent.

Les parlementaires européen·nes, non consulté·es, chercheront à savoir où va l’argent, mais n’obtiendront pas de réponse satisfaisante. « Il n’y a aucun contrôle parlementaire ou démocratique sur l’utilisation de ces fonds donnés à ces pays, et notamment au Soudan, regrette une conseillère politique du groupe des Verts au Parlement européen. Ce fonds d’urgence est précisément construit pour échapper à tout contrôle public ou démocratique éventuel. C’est très opaque. »

L’objectif officiel est de protéger les personnes migrantes. (...)

Pourquoi mettre le Soudan au centre de ce processus ? Parce que ce grand État d’Afrique orientale est à la fois un pays de transit et de départ. (...)

le péché originel du processus de Khartoum est la nature des régimes avec lesquels l’UE coopère, en particulier le Soudan, pièce centrale du dispositif. À l’époque, le dirigeant s’appelle Omar al-Bachir. Au pouvoir depuis 1989, il a mis le pays sous la coupe réglée d’un régime militaro-islamiste.

« La coopération de l’UE avec le Soudan sur les questions d’immigration peut susciter plusieurs inquiétudes, notamment parce que le pays est en fait une dictature où les violations des droits de l’homme sont légion et où le pluralisme démocratique est étouffé », écrit encore Suliman Baldo. Même très longue, la cuillère risque d’éclabousser l’Union européenne. (...)

L’UE a un seul but : bloquer les migrants

Dès le départ, les soupçons d’apport financier et technique au régime soudanais se font jour à Khartoum. Non sans logique : les programmes censés s’attaquer aux « racines profondes » des déplacements, sensibiliser les candidats à l’exil aux dangers de la route et permettre un développement qui fixera les populations dans leurs pays ont toujours un volet sécuritaire. Et c’est celui qui prime pour l’UE. (...)

La répartition des sommes débloquées par le Fonds est éclairante : « 400 millions d’euros ont été alloués à la gestion des migrations, dont 55 % vont à des programmes visant à restreindre la migration irrégulière par l’endiguement et le contrôle. 4 % à la sensibilisation [...] », détaille Louise Sullivan, ancienne consultante pour BMM (Better Migration Management, en français Meilleure gestion des migrations) (...)

Ce n’est pas ce qui est mis en avant dans la communication. (...)

les acteurs de BMM sont si nombreux qu’il est facile de s’y perdre. Parmi eux figure le français Civipol, « opérateur de sécurité du ministère de l’intérieur » à l’étranger, ainsi qu’il se définit sur son site. Il s’agit en fait d’une entreprise de droit privé, à but lucratif, détenue à 40 % par l’État et dont les autres actionnaires sont notamment Thales, Airbus, Idemia, entreprise de sécurité numérique qui « exporte » le savoir-faire de la France en matière de sécurité. La lutte contre l’immigration est devenue un business. (...)

Le régime soudanais, sous Omar al-Bachir, a été épinglé à de multiples reprises pour ses violations répétées et gravissimes des droits humains. Après la destitution de l’autocrate, les militaires ont toujours gardé une grande influence, en raison de leur mainmise sur les forces de sécurité.

Même pendant le gouvernement civil, les ministères de la défense et de l’intérieur étaient tenus par des militaires. (...)

Et ils ont repris l’entièreté du pouvoir en octobre 2021 à la faveur d’un coup d’État, avant de déclencher la guerre qui détruit le pays depuis le 15 avril dernier.
Dons d’équipements et fourniture de formations

Un pan important de l’action européenne consiste en des formations délivrées à des forces de sécurité par différents intervenants, Civipol, mais aussi l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou encore le gouvernement italien, très actif. En 2016, Rome a signé secrètement, sans en référer au Parlement contrairement à la règle, un accord bilatéral de coopération policière avec le Soudan. Sont également fournis des équipements, comme des ordinateurs, pour les vérifications de documents. (...)

Quelques semaines avant que la guerre n’éclate à Khartoum, Mediapart y a rencontré un officier des renseignements généraux, Mohamed, qui travaille avec l’unité soudanaise de lutte contre le trafic, et en surveille ses membres par la même occasion.

Il nous a décrit de façon très précise les routes migratoires depuis l’est du Soudan : « Les Somaliens sont les plus riches, ils arrivent en 4x4 climatisés. Les Éthiopiens passent la frontière à pied en traversant un wadi [rivière saisonnière – ndlr], les Érythréens par la montagne. Ils embarquent dans des camions, direction Khartoum. Soit ils font halte en chemin, quelques heures ou quelques jours dans des entrepôts ou des fermes, soit ils arrivent directement dans la capitale en évitant les checkpoints, ou en payant les soldats. À Khartoum, ils sont distribués dans des appartements. S’ils ont l’argent pour payer la suite du voyage, ils ne restent que quelques jours, sinon ils restent un peu ici et travaillent pour gagner la somme qui leur manque. »

Le voyage vers la frontière libyenne se fait en convois, dans des voitures « Thatcher », gros pick-up Toyota, surnommés ainsi sans doute pour leur solidité et connus pour avoir été « les » voitures du service de renseignement politique sous Omar al-Bachir, ou dans des camions. Dans ce dernier cas, les migrants sont cachés au milieu des marchandises. (...)

Dans ce far west soudanais se côtoient chercheurs d’or, migrants, passeurs soudanais et trafiquants libyens. Et l’on croise à nouveau le processus de Khartoum. (...)

Les faibles dénégations de l’UE

« L’UE n’a pas apporté de soutien financier au gouvernement du Soudan sous le régime d’Omar al-Bachir. Il en va de même pour le Conseil militaire de transition (CMT) et les Forces de soutien rapide (RSF) de l’armée soudanaise », précise le porte-parolat de la Commission en septembre 2020. Même affirmation, début juin 2023, de la part de diplomates européens : « C’est une légende qui traîne depuis des années. » Et ils mettent en avant le financement d’ONG locales.

L’UE ne peut cependant pas s’exonérer de sa proximité avec un régime répressif et policier. Aucune organisation ou association soudanaise ne peut travailler sans être enregistrée auprès de la Commission soudanaise d’aide humanitaire (HAC). Sous Omar al-Bachir, cette dernière était une branche des services de renseignements (National intelligence and security service, NISS), sinistre organe de répression. (...)

nombre de Soudanais, défenseurs de droits humains, avocats, activistes, pointent le soutien, au moins indirect, de l’Union européenne et de certains de ses États membres à la milice soudanaise. (...)

« Vous payez, vous passez, affirme un avocat du Darfour. Dans le cas contraire, vous êtes dépouillé, tabassé, rançonné, finalement envoyé en prison. » Il n’est pas rare, selon plusieurs avocats, que les RSF arrêtent, en guise de migrants irréguliers, des voyageurs ou des travailleurs. (...)

La grosse machine du processus de Khartoum n’atteint même pas vraiment ses objectifs : « Cette frontière est restée une passoire », soupire un ancien diplomate européen. À tel point que l’Union européenne cherche aujourd’hui à construire des remparts en Tunisie et en Égypte. D’autant plus qu’elle s’affole de la guerre au Soudan qui pousse des millions de personnes sur les routes.