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Michel Wieviorka : « Si on évacue le conflit, la violence extrême ressurgit »
Michel Wieviorka, Face au mal. Le conflit sans la violence, éditions Textuel, 160 p., 17 €, parution le 7 février 2018.
Article mis en ligne le 18 août 2019
dernière modification le 16 août 2019

La non-violence ne suppose pas un monde sans conflits, selon le sociologue Michel Wieviorka. Pour lui, il faut réhabiliter les antagonismes et les inclure, si possible, dans le jeu politique.

D’une époque à l’autre, le mal peut changer de forme, d’apparence et de visage. Mais, toujours, il demeure, s’adapte au contexte et traverse les débats. Surtout, il se manifeste et s’évacue dans une violence parfois sans limite. L’erreur serait d’en faire un objet tabou, explique Michel Wieviorka, qui suggère dans son dernier essai, Face au mal. Le conflit sans la violence (éditions Textuel), une conversation avec Régis Meyran, le passage de la violence au conflit non-violent et institutionnalisé.

Quel est ce mal dont vous faites un objet sociologique dans votre ouvrage ?

S’intéresser au mal relève le plus souvent d’une démarche philosophique, religieuse, voire métaphysique. J’ai donc tenté d’élaborer une autre approche, sociologique, qui est la suivante : il y a mal lorsqu’un ou plusieurs être humains nient l’humanité d’autres individus. En termes plus nettement sociologiques encore, le mal se manifeste lorsque des sujets, ou pourrait-on dire des anti-sujets humains, détruisent la subjectivité d’autrui et, parfois en même temps, la leur. (...)

Dans le passé, les acteurs terroristes n’étaient pas martyristes. Ils ne se donnaient pas la mort en même temps qu’ils tuaient. Il ne s’agissait pas seulement pour eux de faire souffrir la personne qui allait être tuée mais avant tout d’exprimer une revendication politique. Si bien qu’on a inventé le syndrome de Stockholm pour décrire le comportement d’otages ayant développé une sorte d’empathie envers leurs geôliers après avoir passé une période prolongée avec eux. Dans un sens, le terrorisme d’hier, pourrait-on dire, était moins barbare, moins cruel que ce que l’on connaît avec l’État islamique. (...)

se renouvelle dans un contexte marqué par l’émergence des fake news et du complotisme. Encore une fois, les Juifs fédèrent ces deux phénomènes. D’un côté, on les accuse de détenir le pouvoir et l’argent ; et de l’autre, ils sont soupçonnés d’être les initiateurs de complots planétaires. Cette combinaison est d’autant plus dangereuse qu’elle s’opère dans une nouvelle culture numérique où prospère l’idée que la communication doit être libre et illimitée ; que tout peut être dit et que, par conséquent, il ne doit pas y avoir d’entrave à cette liberté. Pour toutes ces raisons, les Juifs se retrouvent en première ligne car eux sont amenés à demander des régulations, des limites, des contraintes pesant sur la liberté d’expression en vue d’endiguer la propagation des idées antisémites, révisionnistes par exemple. Logiquement, « les Juifs » focalisent la haine, le soupçon, les accusations de ceux qui défendent l’idée d’une liberté d’expression sans entrave. (...)

il est nécessaire de rappeler que la société est à la fois unité et division. La nation, le lien social et la République une et indivisible sont des idées et des outils d’union utiles et magnifiques. Pour autant, ils ne nous disent rien de nos divisions. Or ce qui divise notre société ne peut pas être réglé à coups d’incantations républicaines, nationalistes, ou bien encore populistes. Il ne suffit pas de faire des cours sur la citoyenneté et la laïcité pour polir tout ce qui fait tension et problème au sein d’une nation. La réponse passe par plus de débat et de conflit.

Vous plaidez pour une réhabilitation du conflit, mais sans la violence. En quoi le conflit est-il constitutif de la démocratie ?

Le conflit est fondamental en démocratie. La démocratie doit le laisser se construire et s’exprimer les contestations. Si tel n’est pas le cas, il est possible que les individus qui ne peuvent contester ressentent le besoin de passer à la violence. Autrement dit, le non traitement démocratique et non violent du conflit peut aboutir à des drames. (...)

Une erreur fondamentale que nous commettons est de ne réfléchir qu’au post-conflit en situations d’hyperviolence. Pour prévenir cette violence, il faut réinstitutionnaliser le conflit, lui trouver une traduction politique. Ce que je trouve par exemple très intéressant dans le processus de paix en Colombie, bien qu’il reste encore très fragile, est la volonté de ne pas réduire au silence la guérilla mais de la transformer en acteur politique non violent et inclus dans le jeu politique. Non pas le « post-conflit » comme on dit souvent, mais le passage d’un conflit violent à un conflit sans violence : la guérilla est devenue force politique. (...)

Sans avoir une image mythique du passé, nous étions autrefois davantage capables ou désireux de nous projeter vers l’avenir. Qui oserait nous promettre aujourd’hui des lendemains qui chantent ? Si nous voulons reconstruire un horizon d’attente, nous devons construire plus de débats et les transformer en davantage de conflit. De ce point de vue, la France vit un moment politique très intéressant. Notre situation politique actuelle est telle qu’il n’y a plus assez d’espace pour le traitement réellement démocratique des antagonismes politiques. Dès qu’on s’éloigne du pouvoir, on rencontre une incapacité de débattre sur le fond. Et parce que les oppositions, et de gauche, et de droite, sont actuellement trop faibles, soit le débat est avalé et dissout par le pouvoir, soit ce qu’il en reste est radical. Les débats explosifs sur la laïcité sont la caricature de cet état du débat public (...)

Il existe actuellement très peu d’espaces de critique de la violence de l’État. Et c’est de ce genre de lieux d’expression de la tension dont nous avons besoin. (...)

Les corps intermédiaires classiques, notamment les syndicats, nés de l’ère industrielle se sont considérablement affaiblis. Mais peut-être que naîtront demain de nouveaux groupes sociaux, sous de nouvelles formes et avec des modes d’organisations différents. Il est tout à fait capital que les corps intermédiaires, d’autres diront la société civile dans ses formes instituées, puissent continuer à se développer pour contester un pouvoir de plus en plus technocratique et vertical. L’État ne doit pas ignorer les demandes qui viennent du bas de la société. La question est de savoir comment ils peuvent se reconstituer. Comment faire vivre une société civile qui ne demande qu’à exister ? (...)