
Tour à tour calomnié et ignoré, le journaliste Julian Assange ne bénéficie pas du large mouvement de solidarité que son statut de prisonnier politique et de héros de la liberté de la presse aurait dû faire naître. Dans quelle mesure les médias peuvent-ils être tenus pour responsables de la relative indifférence face à la persécution du fondateur de WikiLeaks par Washington ? Pour Fabienne Sintes de France Inter, les causes du manque d’intérêt ne sont pas à chercher de ce côté-là. Retour sur son interview (31 mai 2021) de la compagne et de l’avocat français de celui qui croupit dans une geôle londonienne en attendant une éventuelle extradition vers les États-Unis.Ce jour-là, les soutiens français de Julian Assange n’en croient pas leurs oreilles. Stella Moris est à l’antenne de France Inter. Contrairement à la plupart des auditeurs, ce nom leur est familier. Avocate d’origine sud-africaine, membre de l’équipe de défense de Julian Assange, Stella Moris est également la compagne de celui-ci ; elle élève seule leurs deux jeunes enfants, son partenaire étant enfermé depuis plus de deux ans dans une prison de haute sécurité à Londres (après avoir été contraint de rester cloîtré pendant presque sept dans l’ambassade d’Équateur de la capitale britannique) [1].
Fabienne Sintes, l’animatrice de l’émission « Un jour dans le monde », reçoit un second invité ce 31 mai : Antoine Vey, l’avocat français du journaliste traqué par Washington [2]. Stella Moris et lui débutaient alors une série d’interventions publiques et médiatiques en France puis en Suisse pour essayer de sensibiliser l’opinion et les autorités au sort de Julian Assange, les démarches en vue d’obtenir l’asile politique ayant été infructueuses jusque-là [3].
Même s’il est fort tard pour se préoccuper de l’acharnement étatique contre le fondateur de WikiLeaks – il dure depuis dix ans –, il reste bienvenu que son cas soit évoqué sur la principale station du service public, a fortiori à une heure de grande écoute et pendant plus de vingt minutes. C’est en outre sans aucune hostilité que Fabienne Sintes reçoit Stella Moris et Antoine Vey [4]. Mais, comme nous allons le voir, la campagne de dénigrement contre Julian Assange a laissé des traces… Et il se trouve que l’animatrice a elle-même contribué à ternir l’image du fondateur de WikiLeaks.
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Manifestement il ne fallait pas compter sur Fabienne Sintes pour se pencher sur les ratés journalistiques d’une affaire qui devrait pourtant intéresser la profession au premier chef.
L’animatrice commet dès le début une erreur en rendant compte de la décision récente de la justice britannique à propos de la demande d’extradition formulée par les États-Unis [5], affirmant « qu’elle n’a pas rendu d’argument [elle veut probablement dire "jugement"] sur le fond de la défense, sur la liberté d’expression, sur la qualité de journaliste de Julian Assange. C’est son état psychologique qui a motivé la réponse. » C’est faux. En effet, comme le montre le jugement, le tribunal de Westminster s’est bel et bien exprimé sur le fond et a donné raison à la partie états-unienne sur l’ensemble de ses griefs. La juge Vanessa Baraitser a seulement estimé que le système carcéral US et la santé mentale dégradée d’Assange exposaient ce dernier à un risque de suicide. Sans cela, elle aurait statué en faveur de l’extradition.
Plus tard dans l’émission, Fabienne Sintes s’adresse ainsi à Antoine Vey : « On a l’impression que tout cela est retombé [la médiatisation de WikiLeaks et de son fondateur], qu’il ne se passe plus rien autour de Julian Assange, y compris au niveau de ses soutiens. Donc qu’est-ce qui se passe avec Julian Assange ? Pourquoi c’est si compliqué ? Y a des manifestations ici et là mais finalement pas tant que ça. [...] Pourquoi y a quelque chose qui ne prend pas à votre avis ? »
La journaliste de Radio France ne semble pas envisager que les médias puissent avoir une quelconque responsabilité dans la « complexité » à défendre Julian Assange et dans la faiblesse de la mobilisation. Elle invisibilise au passage les actions du mouvement de soutien, certes frêle mais valeureux dans de nombreux pays (en France, il fut largement le fait de Gilets jaunes) ; sans parler des organisations et personnalités qui ont pris position pour la libération d’Assange. Il est vrai que la couverture médiatique des différentes initiatives était maigre, pour ne pas dire inexistante. Alors à qui la faute ?...
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Émaillée de nombreuses erreurs factuelles et imprécisions, l’émission accordait du crédit à plusieurs éléments de la campagne de dénigrement contre Assange. Le jour même où son avenir s’assombrissait brutalement. Fabienne Sintes diagnostiquait déjà un problème avec le fondateur de WikiLeaks : « À quel moment l’image commence doucement à bouger et à changer ? À quel moment Assange au fond ne fait plus l’unanimité ? On commence à s’interroger, y compris sur les motivations du personnage. » Ce « on » qui s’interroge est sans doute le même qui se soucie des « quelque chose ».
Le compte Twitter de Fabienne Sintes (70 000 abonnés, ouvert en février 2011) ne comporte qu’un seul message mentionnant Julian Assange.
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S’il faut reconnaître que Fabienne Sintes a interviewé Stella Moris et Antoine Vey de façon plutôt ouverte, leur laissant le temps de plaider en faveur d’Assange, les propos et les interrogations qu’elle a exprimés au sujet du journaliste australien traduisent bien l’attitude démobilisatrice des médias à l’égard de cette cause.
Le problème ce n’est pas Julian Assange. Le problème, c’est les médias.