
Pour rétablir l’ordre en période de contestation, la police n’est jamais à cour d’idées. Dernière en date : les ELI. Des agents présent pour dialoguer avec les manifestants, expliquer, entamer des « négociations », préciser les zones interdites et les itinéraires de dispersion, désolidariser la foule de l’action des plus déterminés, agir sur les réseaux sociaux... Petit tour d’horizon de ce nouveau dispositif policier.
Depuis mars,un nouveau dispositif policier est apparu en manif baptisé ELI pour « Équipes de Liaison et d’Information ». Sans bouclier ni LBD, des équipes de deux-trois fonctionnaires de police vont au contact des manifestants et des organisateurs pour « apaiser les tensions par un dialogue permanent ».
Ce sont des équipes habillées en civil qui viennent s’insérer aux cotés des flics du renseignement (ceux qui n’interviennent pas mais surveillent, identifient et collectent les infos sur qui fait quoi) et des équipages de la BAC (ceux qui fracassent les crânes [1]).
À l’origine de ces nouvelles équipes, les mesures annoncées dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO). Lequel SNMO est une réponse au mouvement des gilets jaunes et aux nombreux affrontements qui s’en étaient suivis avec les forces de l’ordre. Plus globalement, ces ELI s’inscrivent dans un durcissement de la doctrine du maintien de l’ordre engagés depuis au moins cinq ans : des policiers qui n’hésitent plus à venir au contact, encadrent les cortèges, nassent les manifestants, utilisent les LBD et les grenades plus fréquemment… La création des ELI s’est aussi largement inspirée des équipes de policiers allemands spécialement formées à la « désescalade ». (...)
À Lyon ces dernières semaines, on a commencé à voir ces ELI en « action » : aussi bien dans une manif contre la réforme de l’assurance chômage que dans un rassemblement contre la privatisation d’EDF. Dès le début, ils prennent contact avec les organisateurs déclarés. Facilement identifiables avec leur brassard bleu-ciel-sympa et leur allure un peu balourde. Pour l’instant, ils sont en train de se constituer leur réseau (se faire connaître, trouver des contacts). Par exemple, à la fin de la manif au départ du TNP de Villeurbanne, ils sont allés voir un chef de la CGT locale et l’ont emmené sur le coté à l’écart. Leur discours est bien rôdé : eux sont les good cops. Ils sont là pour que les manifs « se passent bien » et qu’elles puissent aller à leur terme. Ils sont contre les « violences » (...)
Concrètement quelle est la fonction de ces nouvelles équipes ?
Après une formation de 2 jours à Paris, où on leur a notamment enseigné des rudiments de techniques de communication et de « psychologie de la gestion de foule », ces policiers (600 à l’heure actuelle) doivent créer durant les manifs des « points de contacts » avec la foule manifestante et engager la discussion. Mais on sait bien ce que recouvre leur vision des manifs qui se passent « correctement ». Leur mission est 1) d’assurer que les manifs se déroulent comme la police l’entend et 2) de scinder les cortèges entre « bons » et « mauvais » manifestants et empêcher qu’il y ait une multiplicité de pratiques et une solidarité entre manifestants offensifs et ceux et celles qui le sont (un peu) moins. « Quand on utilise les lacrymogènes sur les casseurs, les manifestants ne le comprennent pas toujours et cette incompréhension crée des tensions inutiles avec des gens pacifiques qui finissent par venir au soutien des casseurs parce que nous n’avons pas su expliquer » (conseiller doctrine du directeur général de la Police Nationale). (...)
Une autre facette de leur rôle va être de faire avaler toutes les décisions du commandement opérationnel (l’organe policier qui gère la manif) aux manifestants qui veulent bien les écouter et justifier de toutes les actions de la police (...)
Il faut aussi dire que ce nouveau dispositif apparaît dans une situation où l’encadrement des partis et des syndicats des mouvements de rue s’effondre et où plein de nouveaux mouvements assez remuants et qui acceptent moins facilement de jouer le jeu de la contestation cadrée voient le jour (cortèges de tête, gilets jaunes, manifs contre les violences policières et la loi sécurité globale, blocus et cortèges lycéens en tout genre…). Tout un tas de mouvements sans leaders avec une tolérance pour le débordement et souvent une bonne dose d’hostilité contre la police. Parce que derrière ces policiers-souriants-qui-sont-là-pour-que-tout-se-passe-bien et cette rhétorique de l’« exercice apaisé des manifestations », ce qui se cache en fait, c’est un désaccord fondamental sur ce qu’est une manifestation qui se passe bien.
(...) Les gouvernants ne lâchent quasiment plus rien depuis 1995 et les défaites des mouvements sociaux s’accumulent. (...)
À rebours de cette conception toute républicaine de la manifestation, il faut dire qu’une manif qui se passe bien est une manifestation offensive d’une manière ou d’une autre. Être offensif, c’est penser qu’une victoire peut s’arracher, c’est le fait que se constitue à même la rue, même brièvement, une puissance au sein de la manifestation, une espèce de détermination entre les gens à prendre leurs désirs pour la réalité. Des foules qui envahissent la chaussée, se donnent des objectifs, des cibles et les atteignent.
(...) C’est de ce genre de puissance qu’ont été fait des moments comme l’insurrection des Canuts, les tentatives de Commune lyonnaises en 1871 aussi bien que le mai 68 lyonnais et plus récemment le surgissement des gilets jaunes et de leurs ronds-points. De ce point de vue là, le rôle principal de la police est simplement d’empêcher que des puissances, autres que celles qui existent déjà (étatique et marchande), se constituent. La police est là pour défendre l’ordre social, les manifestants sont là pour le remettre en cause sinon le briser, il n’est donc en théorie pas possible que « ça se passe bien ».
Alors que penser de cette expérimentation ? Discuter avec les policiers n’amène rien : si le rapport de force n’est pas favorable on se fait interdire la manif, raccourcir ou changer le parcours à la dernière minute. Et mis à part justifier tout ce que vont faire leurs collègues surarmés, on voit pas bien l’intérêt. Tous les mouvements qui ont arrachés des choses ces derniers temps (gilets jaunes, bonnets rouges, zads, agriculteurs, transporteurs) se sont posés la question du rapport de forces, de la stratégie à mettre en place et certainement pas le problème de la manif qui doit bien se tenir...
Connaissant les capacités de com’ de la Police Nationale, on peut raisonnablement nourrir l’espoir que cette tentative de changement de doctrine accouche d’une souris. (...)
Gardons nous des liaisons dangereuses.