
Que peut-on attendre de la manifestation du 1er mai prochain ? Peut-on se fier aux rumeurs diffusées par la préfecture qui annoncent le déferlement dans les rues de Paris d’une dizaine de milliers de « Black Bloc » assoiffés de sang et de gaz lacrymogènes ? Verra-t-on au contraire les centrales syndicales reprendre fièrement et rituellement le haut du pavé ? Le cortège de tête, bigarré et décidé, signera-t-il son grand retour ? Le préfet Lallement parviendra-t-il à maintenir l’ordre en quadrillant toutes les rues de la capitale et en ordonnant des arrestations préventives en masse ?
Selon nos informations, les services de renseignement s’avouent parfaitement incapables de prédire ce qu’il va se passer, et comme leur fonction le leur commande, ils imaginent donc le pire. Afin de faire bonne mesure, et comme suffisamment de micros sont déjà tendus vers les angoisses politiques et policières de nos dirigeants, nous avons choisi d’aller nous entretenir avec trois participants au fameux « Black Bloc » (...) Leurs réflexions et leur lucidité quant aux limites que rencontre leur stratégie nous sont apparues au moins aussi précieuses que la communication de M. Castaner.
Il y a de grandes craintes autour de la manifestation du 1er mai prochain, les partagez-vous ?
Les craintes de la préfecture de Police ne sont certainement pas celles des manifestants, dont nous faisons partie. Comme vous le savez, la manifestation du 16 mars, l’incendie du Fouquet’s et plus généralement les pillages qui ont eu lieu ce jour-là sur et autour des Champs-Elysées, ont coûté sa place à Michel Delpuech, feu préfet de Police de la ville de Paris. Certes, tout le monde le disait sur la sellette depuis des mois mais quoiqu’il en soit, nous goûtons depuis lors aux méthodes de son successeur, M. Lallement, qui ne doit son poste qu’à sa réputation de fou furieux, dont il ne manque pas de se vanter. M. Castaner lui a d’ailleurs fixé comme tâche, lors de son intronisation, de « briser l’émeute ». La traitement de la manifestation « gilets jaunes » du samedi 20 avril, notamment place de la République, est exemplaire des méthodes qu’il entend appliquer, tout comme l’a été le silence médiatique autour de la terreur qui s’est répandue ce jour-là dans les rues de Paris. Des policiers déchaînés qui chargent et tirent sur des gens nassés, une ambiance « Paris sous l’Occupation », des voltigeurs cagoulés et arme braquée qui sillonnent la ville... C’est ce qu’ont vécu les manifestants place de la République. (...)
nous devons prendre acte du fait que ce Monsieur a pour mission de nous faire disparaître. Il va donc nous falloir être malins.
Comment vous voyez le 1er Mai, dans ces conditions ?
C’est difficile à dire. La première chose qui nous a surpris, c’est à quel point des événements facebook tels que « Paris capitale de l’émeute » ont tourné parmi les gilets jaunes. On peut donc imaginer que les forces les plus décidées du mouvement, celles qui assument de se confronter directement aux forces de l’ordre car elles se sentent humiliées par le gouvernement n’hésiteront pas à être dans la rue ce 1er mai. Rappelons que le 16 mars sur les Champs-Elysées, la dizaine de milliers de personnes qui bravait les interdictions de manifester hurlait en choeur « RÉ-VO-LU-TION ! » lorsque des enseignes de luxe étaient prises pour cible. Pour le pouvoir, le véritable scandale de ce 16 mars, ce n’était pas les vitrines cassées et les magasins pillés, mais une fois encore la joie dans laquelle tout cela s’est passé. (...)
Mais pour revenir sur la très large reprise de ces évènements facebook qui appellent ouvertement à l’émeute, pour tout dire, ça nous fait un peu peur. (...)
Un peu peur ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Il a fallu quelques années pour que certains sociologues ou autres commentateurs publics concèdent que le black bloc était une tactique émeutière et pas un groupe défini et organisé en tant que tel. Si mes souvenirs sont bons, vous aviez d’ailleurs publié un florilège très amusant de toutes les absurdités que les journalistes pouvaient raconter sur le black bloc, à défaut d’en savoir réellement quoi que soit (...)
Mais bref, le fait est que si s’habiller en noir pour ne pas pouvoir être distingué des autres manifestants par la police est une (vieille) tactique, et qu’on la retrouve d’ailleurs chez les gilets jaunes, il n’en résulte pour autant pas de réelle stratégie. C’est le propre de ce type d’action : il n’y a pas d’espace ou de comité central stratégique, seulement une coordination minimale, ce qui fait justement toujours la force mais aussi la faiblesse des fonctionnements ouverts, anonymes et horizontaux. Je vous rappelle que le dernier « membre » du Black Bloc interpellé la semaine dernière et condamné s’est avéré être un pompier sans antécédents politiques.
Cela n’empêche cependant pas d’avoir du recul sur les évènements passés. Depuis 2016, cela va faire quatre 1er mai successifs que nous sommes confrontés aux stratégies de la Préfecture. Il s’agit d’en tirer des leçons. L’année dernière par exemple, on n’est pas passé loin de la catastrophe. Heureusement qu’a posteriori, il y a eu l’affaire Benalla pour sauver cette journée. Bref, là ce 1er mai, il y aura plein de GJ dont ce sera le premier 1er mai et rien ni personne pour coordonner, pour penser tactiquement ce qui va se passer. Ça peut vraiment être un carnage.
Un carnage...
Tout à fait. Depuis le mouvement contre la loi Travail, depuis que les gens se retrouvent dans le « cortège de tête », devant et sans les syndicats, l’obsession de la Préfecture est de parvenir à séparer ce cortège de plus en plus massif du reste de la manifestation syndicale, afin de l’isoler et de le nasser. (...)
jusqu’à présent, et pour plein de raisons, ces tentatives d’isolement ont toujours échoué. Mais l’année dernière, au niveau du pont d’Austerlitz, nous ne sommes vraiment pas passés loin. Pour mercredi, l’objectif du préfet Lallement va être de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué. Il s’est déjà assuré auprès des services d’ordre syndicaux qu’ils assurent une séparation vraiment étanche entre cortège de tête et carré syndical. Et ça, c’est la condition pour un carnage. Une nasse géante ou des incursions ultra-violentes de la police dans le cortège, ou les deux.
Quelle leçon tirez-vous du 1er mai de l’année dernière ?
L’année dernière, pour nous, c’était du pur spectacle, le niveau zéro de la stratégie. Un black bloc qui ne sait pas quel usage faire de sa force par défaut de réflexion, par absence de tactique. (...)
le McDo ravagé, comme c’était prévisible et prévu et qui aura permis de justifier ou de légitimer la contre-attaque policière alors que quelques dizaines de mètres plus loin se trouvait l’un des objectifs les plus symboliques du parcours (un bâtiment de la police dont on avait retiré tout signe extérieur de sa fonction). La police a donc pu sortir le grand jeu : canons à eaux, barrages mobiles, interruption immédiate de la manifestation. Et là, alors que l’explosion de la manifestation aurait pu donner lieu à de multiples cortèges aussi sauvages que joyeux, comme les gilets jaunes l’ont depuis maintes fois expérimenté, ça a stagné et ça s’est éternisé dans des affrontements avec les CRS complètement vains. Le soir, le rendez-vous de la place de la Contrescarpe était une aberration : c’est la place la plus nassable de Paris ! Il aurait fallu des rendez-vous partout dans le Quartier Latin pour disperser les effectifs de la police. Mais les gens étaient venus pour jouir de leur black bloc de l’après-midi, dans un réflexe identitaire... Heureusement que Macron a été assez bête pour envoyer Benalla le venger du défi qui lui était lancé !
Vous êtes méchants avec vous-mêmes...
On essaie seulement d’être lucides, on a pas spécialement envie que les mêmes erreurs se répètent à l’infini pour le petit plaisir de se déguiser en noir trois fois par an. (...)
’irruption des gilets jaunes, leur combativité et leur endurance ont mis nos pratiques à l’amende, ou plutôt, elles ont été si massivement réappropriées qu’il n’y a plus grand sens à parader. Il faut en prendre acte. Le confort moral d’être du côté des gentils-qui-sont-toujours-défaits, cela fait partie des choses qui nous atterrent le plus dans la gauche.
Et donc vous comptez faire quoi ce 1er mai ?
On ne propose rien, on analyse la situation en partant des données à notre disposition. Résumons brièvement : le cortège de tête a de grandes chances d’être massif avec une forte présence de gilets jaunes ; des gens déguisés en Black Bloc qui auront beaucoup de mal à ne pas aller directement à la confrontation ; un cortège syndical plutôt maigre et sommé de marcher au pas et là où son service d’ordre lui dit ; et en face un Préfet de police qui va parier sur une répression brutale de tout ce qui bouge trop grâce à un dispositif policier agressif et exceptionnel, qui pourra justifier tous ses dérapages grâce au nouveau délit de « dissimulation du visage », et charger et interpeller à peu près n’importe qui.
On ne peut pas réfléchir à ce qui se joue pour nous dans ce 1er mai sans penser parallèlement au but qu’ils poursuivent en face. Ce que veut la Préfecture et le gouvernement, c’est la démonstration de l’écrasement final, militaire, d’un mouvement qu’ils présenteront comme réduit à « une poignée d’extrémistes », gilets jaunes, blacks blocs et manifestants énervés étant désormais tous logés à la même enseigne. Le pire ennemi du maintien de l’ordre étant la surprise, le débordement, l’imprévu, ils ont choisi la date, le parcours et leurs alliés. (...)
Après, si vous attendez qu’on vous dise qu’on préférera rester chez nous à regarder les gens se faire défoncer sur BFMTV, on vous rassure, on sera dans la rue. On sait que l’essentiel de la force du maintien de l’ordre, qui plus est dans ses nouvelles variantes à base de voltigeurs et de molosses de la BRI cagoulés qui canardent au LBD, réside dans la crainte et la dissuasion. Il s’agit donc de ne pas s’abandonner à la peur qu’ils veulent susciter, mais d’être plus malins qu’eux.
On ne sait pas dans quelle mesure c’est un point de vue partagé par d’autres participants habitués du Black Bloc, mais nous déguiser en noir pour nous isoler a priori du reste de toute la manifestation et signaler notre présence et notre localisation à la Préfecture nous semble être l’exacte contraire d’une bonne idée. (...)
Le pari qu’il s’agit de faire, c’est celui de la mobilité, de l’invisibilité, de la masse qui déborde, surgit et surprend. Ne pas tomber dans le piège de la confrontation frontale que nous tend la préfecture. Les appels à venir déguisés sur le mode d’un grand carnaval, à former un Benalla Bloc ou encore de fêter l’anniversaire dudit Benalla dans le quartier Latin en début de soirée nous paraissent par exemple beaucoup plus judicieux. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut absolument déserter le rôle que nous assigne le ministère de l’Intérieur ce coup-ci : le rôle d’épouvantails à manifestants « modérés » d’un côté et de punching-ball à voltigeurs et policiers cagoulés de l’autre. (...)
Il faut laisser Lallement et ses troupes passer pour les cinglés qu’ils sont. (...)
appliquer la stratégie de toute bonne guérilla en pareil cas : dérober sa cible à l’adversaire. Mais ça, ça implique d’avoir les yeux rivés sur la suite des opérations, et non sur l’orgasme émeutier supposé du 1er mai.
Vous voulez parler de la réoccupation des ronds-points avec les barbecues du 4 mai ?
Évidemment, mais pas seulement. La persistance du mouvement d’actes en ultimatums depuis novembre, malgré la sauvagerie des réactions adverses, a littéralement rendu fou le pouvoir, en plus de démentir pas à pas sa propagande. Mais c’est un fait que l’évacuation et la désertion des ronds-points ont fait perdre au mouvement l’une de ses jambes. Si comme certains y appellent le 4 mai, tous ceux qui sympathisent avec le mouvement reviennent avec grillades, soleil et barbecue pour passer une belle après-midi sur des ronds-points noirs de monde, ce serait une victoire considérable et le début de la fin pour Macron. Cela achèverait de montrer l’abîme qui sépare la comédie de la politique classique avec ses élections européennes fantomatiques et la réalité de la politisation en cours. Le pas d’après, ce serait de parvenir à investir pacifiquement, à prendre des villes entières, et de commencer à y mettre en place directement d’autres façons d’organiser la vie. Quoi qu’il advienne, nous, nous sommes confiants : imagine-t-on seulement ce qui va se passer quand va éclater la prochaine déflagration économique mondiale et que dans chaque famille il y aura un oncle, un neveu ou une grand-mère Gilet Jaune qui aura acquis tous les réflexes politiques pour commencer à s’organiser sans rien attendre des gouvernements ? Ça va être incroyable ! (...)