
Dans les rues angevines, les pancartes portées fièrement relatent des souvenirs longtemps enfouis : les numéros de matricule, le travail forcé, les humiliations. L’une d’entre elles liste les filles décédées au Bon Pasteur : « Micheline, morte au mitard, à Chevilly-Larue ; Bambi, défenestrée à Angers. » Françoise Bardoulat, 72 ans, de Charente-Maritime, se souvient : « Ces violences psychologiques ont eu de graves répercussions sur ma vie. Dernièrement, ma petite fille a poussé la porte coulissante d’un meuble et je lui ai dit : “Ne fais pas ça !” Je me suis rendu compte que cela me rappelait une punition : pour un simple haussement d’épaules, on nous enfermait derrière la glissière d’un meuble avec notre matelas. »
Au détour d’une rue d’Angers, ville où se situe la maison-mère de la congrégation, Éveline Le Bris n’hésite pas à lancer à deux hommes qui s’apprêtent à entrer dans une voiture : « J’ai été violée à 11 ans et ensuite enfermée, vous trouvez ça normal ? » Aux terrasses des cafés, les badauds s’interrogent. « Le Bon Pasteur ? Ah oui, je connais », s’exclament les plus âgés. Ils savent les maltraitances. Ils savent aussi le silence qui les a dissimulées. « Je ne veux pas faire de comparaison car ce n’est pas la même chose, mais c’est un peu comme en 1940, quand on dit : “Les gens savaient” », souffle Yolande, Marseillaise enfermée pendant sept ans au Bon Pasteur. (...)
Aujourd’hui, l’association des victimes, défendue par les avocats Yasmina Belmokhtar et Frank Berton, demande une réparation pour trois préjudices : le préjudice culturel (beaucoup n’ont rien appris hormis la couture ou le repassage), le préjudice social (pour leur travail, elles n’ont rien gagné et n’ont pas cotisé) et le préjudice médical (beaucoup sont encore suivies pour des séquelles psychologiques ou physiques).
Une quarantaine de femmes ont déjà envoyé leur récit aux avocats, qui misent sur une politisation du dossier. " Nous nous sommes heurtés à la prescription, donc le combat sera politique, détaille Yasmina Belmokhtar. L’État a sa part de responsabilité, car beaucoup d’entre elles étaient placées par l’autorité judiciaire, qui a complètement fermé les yeux. " (...)
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(...) "Si tu es là, c’est que personne ne t’aime !", avait-on dit à la petite Yolande, huit ans. "Elles m’empêchaient de boire. Le soir, j’ai bu l’eau des WC", avait témoigné Édith, cinq ans. "Elles nous faisaient monter les escaliers à genoux, les bras en croix", témoigne une autre, aujourd’hui grand-mère. Une de ses camarades tient une pancarte explicite : "Maltraitances, discipline carcérale, lavage de cerveau, féminité écrasée, enfance massacrée". Elles sont une vingtaine à dénoncer des faits commis à Angers mais aussi dans d’autres maisons de la congrégation du Bon Pasteur en France. (...)
(...) Longtemps, des congrégations religieuses, ont été des "annexes éducatives". On y plaçaient celles qui étaient considérées comme des filles perdues, des mauvaises graines.
Peu importe qu’elles aient été violées dans leur enfance, victimes de parents défaillants ou orphelines. Elles n’étaient que des "choses" à redresser, à remettre dans le droit chemin. Peu importe que cette "éducation" passe par des brimades, de la maltraitance, du travail abrutissant, non payé, évidemment.
De toute façon, le silence prévalait. On n’en parlait pas et c’est bien connu, ce dont on ne parle pas, n’existe pas. Et c’est ainsi que des années 50 aux années 80, des milliers de jeunes filles, pour certaines à peine sorties de l’enfance, ont vécu un calvaire.
On a tellement été culpabilisées, dans le fait qu’on était des moins que rien que c’était pas possible (de parler)
témoigne aujourd’hui Éveline Le Bris, l’une des anciennes pensionnaires de la congrégation du Bon Pasteur à Angers
Les temps ont changé. Le mouvement #Metoo, le récent rapport Sauvé sur les crimes pédophiles dans l’église de France, ont bouleversé la donne. Aujourd’hui, la parole se libère et surtout...elle est entendue.
D’anciennes pensionnaires ont décidé de lever le voile sur ce qu’elles ont vécu, les brimades, la maltraitance qu’elles ont subies derrière les hauts murs de ces institutions. Des lieux comme la congrégation du Bon Pasteur à Angers. (...)
Le siège du bon pasteur a accueilli notre équipe de reportage.
Aujourd’hui, il n’existe plus de trace de cette période controversée, hormis une brève évocation dans le musée qui retrace l’histoire de la congrégation.
L’une des porte-parole, Sœur Marie-Paule Richard a néanmoins accepté de répondre notamment aux accusations de maltraitance.
"Sur le nombre il est possible qu’il y ait eu des dérapages. La congrégation n’a jamais nié qu’il y ait pu y avoir ce genre de choses mais je pense que c’étaient des cas isolés . le Bon pasteur n’était pas une institution qui avait établi un système répressif. Pas du tout, on n’était pas là pour ça(…)" (...)
Un premier contact n’a pas permis la réconciliation avec les sœurs.
Aux Pays-Bas, où la congrégation était aussi implantée, le Ministère de la justice a formulé ses excuses et engagé un processus d’indemnisation.
Mais en France, pour ces femmes qu’on a trop longtemps perçu comme de "mauvaises filles", le combat pour la dignité ne fait que commencer.