
Monsieur
Le Secrétaire général des Nations-Unies,
Et si, à partir du Mali, nous actualisions la réflexion sur la douloureuse et persistante question des violences faites aux femmes à la lumière des bouleversements en cours en l’Afrique de l’Ouest et dans la bande Sahélo-Saharienne ? Le programme de développement pour l’après 2015 y gagnera, nous en sommes persuadées, en pertinence et en efficacité.
Nous sommes, Monsieur le Secrétaire général, un groupe de femmes pacifistes et sentinelles, qui considère que l’heure, qui est d’une gravité exceptionnelle pour l’Afrique, pourra être celle de la vérité sur les causes structurelles de sa vulnérabilité et de l’audace des alternatives à l’humiliation et au chaos.
Sous une tonnelle végétale dont l’ombre baigne les murs de terre et de pierres d’une concession du quartier de Missira, à Bamako, et les pieds solidement ancrés dans les réalités de notre pays, nous avons appris à nommer la mondialisation capitaliste pour en enlever le verni et les trompe-l’œil.
La loi du silence que vous déplorez, à juste raison, à propos des violences domestiques, sexuelles et sexistes est encore plus présente quand il s’agit du prix élevé que les femmes paient pour l’ordre congénitalement violent du monde.
Plus de cinq mille personnes sont mortes en Guinée, au Libéria et en Sierra Léone en dix mois d’une fièvre hémorragique facile à combattre. Au Libéria, le pays le plus touché, 75% des personnes décédées sont de sexe féminin (Centre d’actualité de l’ONU, dépêche du 19 septembre 2014).
Pourquoi, comparativement à la lutte contre AQMI et Boko Haram, la « communauté internationale » n’a pas réagi plus tôt ? Pourquoi la Côte d’Ivoire et le Sénégal, en pays frères et voisins qui devraient pouvoir jouer le rôle de locomotive dans le développement de la sous-région, ont-ils choisi de fermer leurs frontières ? Comment expliquer la réaction tardive de l’Union Africaine dans la gestion de cette situation dramatique ?
Nous sommes, Monsieur le Secrétaire général, à mille lieues de l’objectif que vous assigniez à la campagne « Tous unis pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes » que vous avez lancé en 2008 en accordant une attention particulière à nous, femmes d’Afrique de l’Ouest. Nous sommes tout aussi loin des Objectifs du Millénaire du Développement (OMD), des buts visés par la résolution 1325 sur « Femmes, paix et sécurité » renforcée par la 1820 (en 2008), la 1888 (en 2009), la 1889 (en 2009) et la 2122 (en 2013).(...)
À qui profite l’exploitation des ressources minières (or, platine, fer, bauxite, coltan, nickel, étain, plomb, manganèse, argent…), énergétiques (pétrole, gaz naturel, uranium…), agricoles (café, cacao, coton…), forestières, halieutiques et autres ?
Les flux financiers illicites qui ont explosé, réduisent chaque année les recettes fiscales des États de 30 à 40 milliards de dollars et fragilisent le commerce et l’investissement dans le développement à la base. Qui en informe les peuples, femmes et hommes ?
Comme si les destructions des PAS ne suffisaient pas, l’accord de « libre-échange » dit de partenariat économique dont le projet a été signé par les 15 Chefs d’État de la CEDEAO et celui de la Mauritanie, le 10 juillet 2014, à Accra (Ghana), vient aggraver la situation. Il vise la suppression de 75% des droits de douane sur les importations en provenance de l’Union Européenne (UE).
Nos marchés, déjà, inondés de produits importés, souvent de qualité médiocre, le seront encore plus. Les paysans, les petits commerçants, les artisans dont une majorité de femmes et de jeunes, qui ne s’en sortent pas déjà, seront sacrifiés.
Les génocides à venir, prévient Samir Amin, feront dans quelques décennies plus de victimes que toutes les guerres et catastrophes naturelles que l’histoire a connue dans la mesure où un travailleur agricole bien équipé peut remplacer 2000 paysans pauvres. L’économie mondiale ne pourvoira pas aux besoins des trois milliards de laissés-pour-compte dont la plupart sera tentée par l’émigration légale ou illégale, le « djihad » et toute autre aventure.
Signés à l’insu des peuples, les accords migratoires et militaires visent justement à sécuriser les frontières des nations dominantes en mettant nos États et nos armées à contribution.
Ce n’est point un hasard si la courbe exponentielle qui caractérise l’épidémie d’Ebola est aussi celle du « djihadisme ».(...)
Traumatisées et désemparées, nombreuses sont celles qui somatisent des douleurs invisibles et indicibles à la suite des frappes. A Konna, certaines revivent sans arrêt le fracas des bombes de janvier 2013. Insomnies, maux de tête, troubles digestifs, cancers sont autant de réactions aux chocs multiformes. Les déplacées et les réfugiées vivent avec leurs familles dans la promiscuité, l’insalubrité et la plus grande précarité.
La violence ressurgit avec la percée de l’État Islamique en Irak et en Syrie. Des bombes et des tirs de roquettes tuent des soldats de la MINUSMA comme des FAMA. Trente-quatre casques bleus sont morts.
Que faire ? Paris, qui a fait le choix d’intervenir militairement « avec le mandat » du Conseil de Sécurité en entravant la CEDEAO, l’UA et l’UE, est débordée. (...)
MINUSMA, MINUSCA, MONUSCO, l’ONU aussi est débordée. Nous sommes de celles et de ceux qui jugent indispensable d’en finir avec le cercle vicieux crise-défiance-répression-escalade, qu’il s’agisse de rebelles ou de « djihadistes », pour lui substituer celui, vertueux, de l’écoute, de la justice et de l’accompagnement. « La question n’est pas de savoir si on va parler à l’adversaire, mais après combien de morts inutiles on va accepter de le faire ? » relèvent les auteurs du plaidoyer pour la paix en Syrie.
Le dialogue entre Maliens exclut pour l’instant les « djihadistes » considérés tous autant qu’ils sont comme extrémistes et infréquentables. « On ne négocie pas avec des terroristes » dit Paris, alors qu’il a bien fallu leur parler, payer des rançons pour libérer les otages français.
Emploi, équilibre budgétaire, demande sociale sont des impératifs qui poussent les vieux pays industrialisés, en perte de vitesse, à faire face aux BIRCS, notamment la Chine et la Russie au risque d’embraser la Planète.
Tenter de créer une catégorie de combattants « modernes » et fréquentables à opposer aux djihadistes comme moyen de pression sur l’État fait partie du jeu. Tant pis ! si les violences contre les femmes, qui sont prévisibles, peuvent être instrumentalisées.(...)
Le trafic transfrontalier de la cocaïne, des armes, des otages et des migrants a prospéré dans le septentrion et a fini par gangrener le tissu économique social et institutionnel.
Les activités économiques de production, de transformation et de distribution sont entravées. L’artisanat et le tourisme, qui font vivre des milliers de personnes, dont une majorité de femmes et de jeunes, sont asphyxiés.
Nous sommes les mères des réfugiés climatiques. Ne devons-nous pas l’accalmie enregistrée entre 1996 et 2006 à la bonne pluviométrie et à l’augmentation des stocks de nourritures et des prix du bétail ? La fameuse croissance économique est en dents de scies, précisément parce que le facteur climatique est déterminant. Le caractère cyclique des rébellions a un lien avec celui de la sécheresse.
Ce sont des images de greniers vides, de puits secs, de carcasses d’animaux morts de faim et de soif, de déplacements massifs de population qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense au Sahel.
Les émissions de gaz à effet de serre n’ont-ils pas infligé de graves préjudices aux écosystèmes et, par conséquent, aux conditions de vie des peuples du Sahel ? Les rébellions ne sont-elles pas également l’expression du désemparement des populations face à ce phénomène ?
Nous sommes les mères de ceux et celles qui, dans leur quête d’Europe et d’avenir, meurent par dizaine de milliers aux portes de l’Europe forteresse.
Bien avant la guerre anti-terroriste, c’est dans la guerre aux migrants, contraints à la clandestinité que la France a voulu embarquer le Mali en lui faisant signer, comme à d’autres pays, un accord de réadmission des Maliens dits « clandestins » qui constituent le talon d’Achille des relations franco-maliennes. En 1986, le premier charter transportant de la France des migrants vers leur pays d’origine avait pour destination le Mali. L’occupation de l’église Saint-Bernard, en 1996, était le fait des sans-papiers, majoritairement maliens. En 2005, le monde entier a assisté aux événements sanglants de Ceuta et Melilla.
De Thiaroye, les mères et les veuves des migrants disparus en mer avec à leur tête la courageuse Yayi Bayam Diouf sont venues à nous. Ensuite, avec les mères et les veuves de migrants maliens disparus dans les mêmes conditions, nous nous sommes rendues à Thiaroye où, au bord de la mer gloutonne qui avale nos enfants, nous nous sommes recueillies.
Nous avons prié pour ceux qui ne sont plus et pour les rescapés, plutôt les morts-vivants qui nous sont revenus.