
Êtes-vous surprise par la vivacité des mobilisations sociales, aux tout premiers jours du déconfinement ?
Ludivine Bantigny - Non, ça ne me surprend pas. C’est réjouissant de voir qu’il y a eu de vraies conséquences à tous les espoirs et à la détermination qui se sont manifestés, y compris pendant le confinement. Cette détermination n’a pas faibli pendant le confinement, malgré les conditions d’angoisse, de travail très difficile, et d’enfermement. Cette grande lucidité et cette grande vigilance sur les politiques gouvernementales qu’on a vu apparaître sur les réseaux sociaux, sur les banderoles accrochées aux fenêtres, et dans le foisonnement des textes et des initiatives produits durant cette période se traduit dans la rue depuis la marche des solidarités, qui a eu lieu le premier samedi du déconfinement [samedi 30 mai, plus de 5 000 personnes ont défilé selon la préfecture, pour dénoncer les effets de la crise sanitaire pour les migrants, ndlr].
Cette marche était impressionnante, les sans-papiers étaient décidés à prendre la rue, là où ils sont toujours invisibles, clandestins, traqués. Une dignité incroyable qui s’est manifestée. On a vu aussi les rassemblements contre les violences policières et contre le racisme dans la police, le mouvement des soignants... C’est à la hauteur de ce qu’on pouvait imaginer. Il y a eu les brigades de solidarités populaires, et des formes d’auto-organisation… Selon les secteurs, la situation n’est pas absolument enthousiasmante, les politiques qui s’abattent sont décidément implacables, je le vois dans le secteur de l’université et de la recherche. Il y a de l’attentisme par rapport à la contre-réforme des retraites. A voir l’intervention de la police dans la manifestation des soignants le 16 juin, on sent le gouvernement aux abois. C’est aussi la preuve d’une fragilité paradoxale.
Vous avez écrit un livre sur l’histoire sociale et politique des Champs Elysées. Comment interprétez-vous le fait que les policiers aient choisi cet endroit pour manifester, le 12 juin ?
Les Champs-Elysées sont une vaste métaphore : de la puissance économique, de la puissance politique, d’une certaine puissance de la loi du marché. C’est un lieu d’une très grande conflictualité structurelle, car c’est un lieu qui entend masquer et lisser le monde du travail. On n’en montre que les belles apparences du luxe, de la beauté, le prestige, la gloire. Mais de manière séculaire, beaucoup ont très bien compris que les Champs-Elysées sont une métonymie de la société, si bien que c’est là qu’il faut aller pour rendre visible un rapport de force. Cela a toujours été le cas de la part des pouvoirs, qui ont sans cesse voulu exhiber leur puissance sur les Champs, y compris les pouvoirs occupants qui en ont fait une “prise de guerre” à chaque conflit, à chaque guerre. Mais la métaphore de la “prise de guerre” peut être étendue en dehors des conflits armés
S’approprier ce lieu, c’est faire la démonstration de sa puissance. C’était un rassemblement assez modeste, mais qui fragilise aussi le pouvoir. Quand on entend les discours de certains syndicats de police qui se sentent lâchés par leur ministre, qui pourtant les a beaucoup couverts et protégés, et qu’on n’a pas eu un mot de compassion de la part des pouvoirs publics pour les personnes blessées à vie, c’est le signe d’une fragilisation. Aller sur les Champs, c’est instaurer un rapport frontal avec le pouvoir. C’est un retournement assez spectaculaire : les mêmes policiers qui étaient là pour protéger cet ordre, viennent aussi contribuer à sa mise en cause. C’est là que ça se passe, car c’est le lieu du théâtre, c’est là que se jouent les rôles politiques et sociaux. (...)