
Face au naufrage de l’Union européenne, Emmanuel Todd et Frédéric Lordon, deux grands adversaires de l’euro débattent d’une possible sortie de crise et en appellent à la souveraineté populaire contre le pouvoir des banques.
Emmanuel Todd : En France est en train de naître une foisonnante pensée économique contestataire, ainsi que le remarquait Perry Anderson il y a deux semaines dans les pages de Marianne. Mais, évidemment, les chercheurs qui ont résisté au conformisme de la pensée zéro sont de fortes têtes, de vrais individualistes. Cent penseurs originaux divisés n’auront jamais la force de frappe politique de 100 inspecteurs des finances récitant sans relâche des recettes apprises sans être comprises il y a trente ans.
L’urgence, pour la contestation, est donc une unification minimale, un débat entre dissidents qui aboutisse à un programme commun de sortie de l’impasse. Et puis les citoyens doivent savoir que Jacques Sapir, Jean-Luc Gréau, Paul Jorion, Pierre-Noël Giraud, Gaël Giraud, Christophe Ramaux, et Frédéric Lordon, pour n’en citer que quelques-uns, sont des types compétents et raisonnables, pas seulement des rebelles, et que réciproquement Moscovici, Sapin et tant d’autres énarques sont des incompétents déraisonnables. Avec Lordon, nous ne sommes pas particulièrement proches idéologiquement, mais nous donnons l’exemple.
Frédéric Lordon : L’erreur de la mondialisation et de l’Europe libérales est maintenant écrasante. Commençons par l’euro. Peut-on sauver cette monnaie ? L’euro n’est pas une réponse monétaire à une question économique, mais une réponse à un problème politique : le mur de Berlin vient de tomber, il faut réancrer l’Allemagne dans l’Europe pour l’empêcher de dériver à l’Est. Pour faire faire un progrès à l’intégration, après le grand marché, la suite logique, c’est la monnaie unique.
L’Allemagne est décisive à tous les titres dans cette affaire : elle est la cause de la manœuvre d’ensemble... et elle en impose la forme ! Car il faut lui faire lâcher son deutsche Mark chéri. La contrepartie de ce sacrifice est un coup de force inouï : l’Allemagne impose à toute la zone euro son propre modèle de politique économique, tel quel. D’où la banque centrale indépendante, l’orthodoxie budgétaire, l’obsession de l’inflation, et plus généralement un modèle inédit de soumission des politiques économiques nationales à des règles constitutionnelles... renforcées par la surveillance constante des marchés financiers ! (...)
La chose très étonnante dans la construction européenne, c’est cette attraction pour le pire : car le modèle européen des politiques économiques mises « en pilotage automatique » par les règles allie la perte de toute possibilité de réaction discrétionnaire à des événements exceptionnels (comme la crise financière) et la disparition de toute souveraineté politique.
Au contraire des allégations grotesques de « l’euro, bouclier contre la mondialisation », je pense qu’il faut dire que l’euro est la réalisation régionale de la mondialisation libérale.
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On peut très bien en rester aux monnaies nationales qui constituent des formes économiques parfaitement viables, au surplus respectueuses du principe de souveraineté populaire. On peut aussi, et c’est ma position, ne pas renoncer à reconstruire quelque chose d’autre. Une monnaie commune par exemple - ce qui est très différent d’une monnaie unique. Avec un petit groupe de pays, dont l’Allemagne ne ferait pas partie, en tout cas initialement, car elle n’est pas prête à renoncer à son exceptionnalité monétaire.
E.T. : Je sens, moi, dans l’euro, un accident historique, un ajout suicidaire original à la folie financière mondiale. Nous sommes dans un moment historique tout à fait particulier. Le libre-échange permet dans un premier temps des taux de profit élevés, mais il crée une pression sur les salaires qui comprime la demande et conduit le monde à une longue oscillation entre stagnation et dépression.
Les gouvernements, pour contrer la dépression, n’ont pas officiellement renoncé au dogme de la suprématie du marché, mais ils ont, en pratique, sans le dire, renoncé au libéralisme. Ils tentent de fabriquer de la demande en distribuant, par la création monétaire, de l’ argent frais aux banques, phénomène qui exprime en fait la toute-puissance de l’Etat - un Etat dominé par les riches, par la droite, par lui-même, on peut en discuter, mais certainement pas par idéal libéral, même si les banques peuvent simuler une activité de marché en faisant joujou avec les signes monétaires distribués par les Etats.
Cette mutation du capitalisme en un système de distribution d’argent frais par l’Etat a pris l’Europe par surprise. (...)
La banque centrale est un organe d’Etat, contrôlé par l’Allemagne, et d’ailleurs situé sur son territoire. Nous ne sommes pas ici simplement dans la dérégulation financière, nous sommes dans une utilisation politique autoritaire et néocolonialiste de la dérégulation financière : un système violent, destructeur de la démocratie, mais loufoque et né accidentellement, pas un système cohérent comme le suggère Lordon. Le vrai drame, pour moi, est que cet accident historique réenclenche une dérive autoritaire de l’Allemagne, et la haine de l’Allemagne qui ne peut manquer d’en résulter. Dans le sud de l’Europe, nous en sommes déjà là. (...)
E.T. : Le véritable internationalisme aujourd’hui, ce serait d’accepter l’existence de toutes les nations et d’assurer leur égalité dans un système européen et mondial équilibré. Mais l’Europe a changé de nature. C’était un beau projet : des nations libres et égales acceptant le lepadership franco-allemand. La concurrence généralisée du libre-échange en a fait le champ d’un affrontement silencieux mais féroce entre nations. L’euro a fait muter le continent en un système de domination hiérarchique, avec ses inférieurs grecs, portugais, espagnols ou italiens, et un hegemon allemand.
Face à cette mutation, la France, sans en être consciente, se déshonore. Les européistes au pouvoir dénoncent la germanophobie de ceux qui décrivent la réalité. Ils se présentent comme de bons universalistes en défendant la fiction du couple franco-allemand. La vérité est que, sans la complaisance de la France, dans sa posture de brillant second qui cherche à passer à travers les gouttes, l’Allemagne ne pourrait pas imposer aux pays faibles du Sud des politiques de destruction de l’Etat social et de la démocratie. Le Parti socialiste au pouvoir devrait avoir honte.