
Des décennies durant, l’écrivain Gabriel Matzneff s’est servi de son image et de ses lettres pour justifier sa traque d’adolescentes. Son témoignage avait été rejeté — jusqu’à maintenant.
(...) Le visage de Mme Gee la fixait depuis la couverture d’Ivre du vin perdu, un roman de Gabriel Matzneff, l’écrivain et défenseur de la pédophilie. Dix ans plus tôt, à l’âge de 15 ans, Mme Gee avait noué avec M. Matzneff — bien plus âgé qu’elle — une relation traumatisante qui avait duré trois ans. Maintenant, non seulement il exhibait un portrait d’elle adolescente en couverture de son roman, mais il y incluait les lettres qu’elle lui avait écrites, s’insurge-t-elle, sans son autorisation ni même l’en avoir informée. (...)
Pendant des décennies, malgré ses protestations répétées, M. Matzneff s’est servi de la correspondance de Mme Gee pour justifier la pédophilie et ce qu’il affirmait être de merveilleuses histoires d’amour avec des adolescentes. Il bénéficiait de l’appui incessant d’une partie des élites littéraire, médiatique, économique et politique.
Les écrits de M. Matzneff étaient relayés par certaines des plus prestigieuses maisons d’édition de France, notamment Gallimard, qui publia Ivre du vin perdu pendant près de quarante ans avec cette même couverture — faisant ainsi usage du portrait de Mme Gee pour promouvoir précisément le type de rapport qui avait blessé à vie au moins deux victimes de M. Matzneff.
« Cette image de moi me poursuit, elle est comme un double malveillant », dit Mme Gee.
L’histoire de Mme Gee est celle d’une femme qui n’a pas pu se faire entendre — jusqu’à aujourd’hui.
Âgée maintenant de 62 ans, elle a contacté le New York Times après la publication d’un article détaillant comment M. Matzneff avait ouvertement et pendant des décennies décrit les relations sexuelles qu’il entretenait avec des filles adolescentes et des garçons prépubères.
Brisant un silence de 44 ans — une décision difficile mais mûrement réfléchie — Mme Gee, qui a été journaliste et parle couramment l’anglais, le français, l’italien et l’espagnol, nous a accordé une série d’interviews sur deux jours dans le sud-ouest de la France, où elle vit aujourd’hui. (...)
Sa décision a été facilitée par le changement culturel auquel on assiste en France. M. Matzneff avait connu ses premiers succès dans les années 1970, quand la pédophilie était mise en avant par certains intellectuels français comme un moyen de se libérer de l’oppression parentale.
Si cette vision n’a plus cours depuis les années 1990, M. Matzneff a pourtant continué d’être publié et à connaître un certain succès jusqu’à la fin de l’année dernière. Mais ces deux derniers mois, il a été non seulement cité à comparaître devant le tribunal pour apologie de pédophilie, mais aussi déchu de ses décorations conférées par l’État et abandonné par ses trois éditeurs.
Ce n’est qu’après la sortie du Consentement en janvier dernier que Gallimard a suspendu la vente du roman comportant le portrait de Mme Gee en couverture. Le Consentement est le premier témoignage à émerger d’une victime mineure de M. Matzneff, Vanessa Springora.
Du jour au lendemain, ce livre a fait du très célébré auteur un paria de la société. Il est parti se cacher en Italie, tandis que ses anciens soutiens parmi l’élite française ont soigneusement pris leurs distances, voire l’ont renié.
En apprenant la sortie du Consentement, Mme Gee dit avoir « exulté » que la « Vanessa » des livres de M. Matzneff, qu’elle n’a jamais rencontrée mais qu’elle a toujours considérée comme une petite sœur, prenne la parole.
« Elle a fait le travail, je n’ai plus à m’en préoccuper », se rappelle-t-elle avoir pensé. « Mais une ou deux semaines plus tard, je me suis rendu compte que je faisais totalement partie de cette histoire ».
Le fait est qu’en 2004, vingt ans avant que Le Consentement n’ébranle la France, Mme Gee avait tenté de faire entendre sa propre histoire. En vain. Elle avait produit un manuscrit qui détaillait sa relation avec M. Matzneff, abordant certains des mêmes thèmes et avec le même vocabulaire que celui utilisé dans Le Consentement.
Aucun des éditeurs auxquels elle l’avait soumis ne l’avait accepté. (...)