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Les multinationales, des pouvoirs souverains privés. Le cas de Total
Total se présente comme « une société pétrolière française », mais cette description occulte la réalité de ce que sont devenues les multinationales aujourd’hui : des pouvoirs souverains privés. Contribution du philosophe Alain Deneault à « State of Power 2020 ».
Article mis en ligne le 6 février 2020

Total est un groupe présent dans 130 pays, comptant 100 000 employés et « collaborateurs », produisant 2,8 millions de barils équivalents pétrole par jour, dont le siège social est en France. Il a annoncé pour l’année 2018 13,6 milliards de dollars de bénéfices nets.

Cette major de l’énergie, la cinquième en importance au monde, active depuis près d’un siècle, méritait notre attention du fait d’avoir été peu analysée, malgré un lourd passif en matière de droit de la personne, d’environnement, de santé publique et d’éthique des affaires.

Par exemple, des communautés du Myanmar déclarent avoir été contraintes de travailler sous la menace à la construction d’un gazoduc. Les dictatures du Gabon et du Congo-Brazzaville ont reçu le soutien de la firme pendant des décennies. Les Bermudes ont servi ouvertement à des opérations d’évitement fiscal. Sans parler de l’exploitation polluante du pétrole du nord canadien ou de marchés conquis à la faveur de bombardements en Libye…

Pour définir conceptuellement ce qu’est une multinationale, il faut commencer par réfuter l’idée reçue voulant que Total soit, comme on le dit communément, « une société pétrolière française ». Tous les termes de cette assertion portent à confusion : « une », « société », « pétrolière » et « française ».

« Une »

Tout d’abord, les groupes multinationaux ne sont par définition pas « un », et ne constituent pas formellement un seul sujet de droit. Ils se composent d’entités par centaines. Ils n’existent pas comme tels, mais par le biais des filiales, trusts, holdings, fondations, cabinets spécialisés, banques privées qui les composent… Ces structures sont indépendantes les unes des autres du point de vue du droit, et seul leurs réseaux forment dans les faits les multinationales comme telles. Autonomes, elles répondent exclusivement du droit de l’État où elles sont respectivement créées, s’envoient des factures entre elles et peuvent aussi mutuellement se faire des emprunts ‒ c’est informellement seulement qu’elles se montrent solidaires, au sens où elles servent la même communauté d’actionnaires. (...)

Chaque filiale s’ancre dans le territoire où elle agit à la manière d’un acteur local, tout en relevant d’intérêts financiers. Échappant au pouvoir de toute législation comme de toute juridiction, Total trouve donc toute latitude dans l’économie mondiale. C’est à cette échelle, forte d’une maîtrise exclusive de l’accès aux richesses, qu’elle se ligue aux autres multinationales et développe vis-à-vis des États un rapport de domination.
« Française »

Ensuite, « française », Total ne l’est plus qu’à hauteur de 28 %. Des investisseurs institutionnels de par le monde 72 % détiennent de la firme, et la République française n’a plus aucune place directe à son capital.

Par vagues successives de privatisation, décidées par les gouvernements Chirac, Balladur et Jospin entre 1986 et 1998, l’État français s’est départi de ses titres boursiers dans la Compagnie française des pétroles (CFP, titulaire de la marque « Total ») ainsi que dans la Société nationale Elf Aquitaine (dépositaire de la marque « Elf »), lesquelles, au terme de tractations serrées, allaient former avec la PetroFina au tournant du XXIe siècle, la Total telle que nous la connaissons aujourd’hui. (...)

Les principaux détenteurs de titres de Total proviennent des États-Unis, du Royaume-Uni et d’ailleurs. (...)

« Pétrolière »

Total « la pétrolière » se consacre de moins en moins au pétrole et à la pétrochimie, et multiplie les secteurs où elle intervient. Elle diversifie radicalement ses activités afin de se positionner dans les secteurs qui seront en vogue lorsqu’elle et ses semblables épuiseront les derniers gisements accessibles. (...)

« Société »

On peut donc conclure qu’à cette échelle et avec ce degré de diversité, Total, à l’instar de ses semblables, n’est plus seulement une « société » au sens d’une rencontre d’associés d’affaires dûment identifiés, ni même une « entreprise » au sens d’une structure engagée dans une filière d’activité particulière… Elle est bien davantage devenue un pouvoir, une autorité souveraine qui se distingue des États, les domine et les instrumentalise, pour arriver à des fins qui ne regardent qu’elle. (...)