
Devant le contrôle étroit de l’information, mais aussi de l’expression démocratique, journalistes, chercheurs, universitaires ou encore artistes se lèvent pour dénoncer l’offensive tous azimuts contre la Russie décidée par Vladimir Poutine. Selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, plus de 3 000 manifestants ont déjà été arrêtés ces derniers jours dans les principales villes du pays.
C’est un avertissement au ton comminatoire que Roskomnadzor, l’organe russe de régulation des médias, a adressé ce samedi matin aux entreprises de presse dans le pays. Toute mention d’une « invasion », d’une « offensive » ou d’une « guerre » en Ukraine, l’évocation de tirs sur des villes ukrainiennes ou de civils tués par les militaires russes, seront passibles de sanctions lourdes, allant de fortes amendes à des « restrictions d’accès ». Dans ces conditions, les seules informations tolérées par le Kremlin à propos de ce qu’il convient de désigner comme « une opération spéciale connectée à la situation dans les républiques populaires de Lougansk (LPR) et de Donetsk (DPR) » seront celles « recueillies auprès des sources officielles russes ».
70 % de Russes contre la guerre, selon Dmitri Mouratov
Parmi les cibles du Roskomnadzor, figure au premier rang le journal Novaya Gazeta qui, vendredi, a sorti une édition spéciale en russe et en ukrainien. À sa une, un titre claque, explicite : « La Russie bombarde l’Ukraine ». Pour Dmitri Mouratov, son rédacteur en chef, « seul le mouvement anti-guerre des Russes peut sauver la vie sur cette planète ». Joint par l’Humanité, celui qui est aussi co-lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2021 ajoute : « Je peux vous dire que la propagande sauvage n’a pas pu influencer tout le peuple. Comme avant, plus de 70 % sont contre la guerre. Une guerre qui a été déclenchée par une seule personne : Poutine ».
Mais la mobilisation va, semble-t-il, bien au-delà d’un média considéré de longue date comme « agent de l’étranger » par le pouvoir russe. Depuis le déclenchement de l’attaque sur tous les fronts contre l’Ukraine, jeudi matin, un certain nombre de journalistes font défection. En moins de 24 heures, plus de 300 d’entre eux, dont quelques-uns travaillant pour des médias publics, ont signé une lettre ouverte rédigée au départ par une figure respectée de la profession à Moscou, Elena Chernenko, spécialiste des questions diplomatiques au quotidien Kommersant et très critique, par ailleurs, de la politique ukrainienne dans le Donbass. Dans cette tribune, les journalistes russes revendiquent leur expertise pour mieux condamner l’attaque (...)
Deux mille chercheurs et universitaires signent une tribune
Pour Elena Chernenko, initiatrice de la pétition, c’était une « réaction spontanée ». « Mon pays a commencé une opération militaire contre un autre, confie-t-elle. Mais nous sommes pour la diplomatie, nous sommes pour la Charte des Nations Unies, pour des valeurs morales, pour la fraternité des nations et tout ça. Et j’avais le sentiment que c’était la mauvaise voie. » En guise de représailles, elle a été immédiatement écartée du pool de journalistes au ministère russe des Affaires étrangères, dont elle faisait partie depuis onze ans. (...)
Dans une tribune encore plus cinglante, publiée dès jeudi soir par un site scientifique basé à Moscou, plus de 2 000 chercheurs et universitaires russes expriment leur « protestation énergique contre les actes de guerre lancés par les forces armées de notre pays sur le territoire de l’Ukraine ». (...)
Les universitaires anti-guerre russes disent encore se désoler de voir Vladimir Poutine « condamner » leur pays « à l’isolement international » et au destin d’un « État paria ». « Cela signifie que nous, scientifiques, ne serons plus en mesure de faire notre travail normalement. Mener des recherches scientifiques est impensable sans une coopération totale avec des collègues d’autres pays. L’isolement de la Russie du monde signifie une nouvelle dégradation culturelle et technologique de notre pays en l’absence totale de perspectives positives. La guerre avec l’Ukraine est un pas vers le néant. »
Des artistes et des sportifs s’indignent
Au-delà de ces mouvements sectoriels, plusieurs signaux indiquent l’émergence, encore fragile et modeste, d’un élan d’indignation en Russie. Côté politique, l’unanimisme n’est pas total. (...)
Des artistes et des sportifs russes expriment, à titre individuel, leur opposition à l’offensive en Ukraine. (...)
Sans être aussi frontale, la colère gagne également via le Comité des mères de soldats, l’ONG qui s’est notamment fait connaître lors du long conflit meurtrier en Tchétchénie. Dans ses locaux, les permanents préparent des recours devant les tribunaux militaires contre l’engagement en Ukraine de jeunes en service militaire transformés à la hâte pour la cause en militaires professionnels. « Nous avons une vague d’appels de toute la Russie, affirme Andreï Kurochkin, vice-président du comité sur le site indépendant Takie Dela. (...)
Enfin, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de quelques autres villes russes, les manifestations se multiplient depuis deux jours. On estime à plus de 3 000 le nombre de protestataires d’ores et déjà arrêtés par les forces de police russes. Pour l’heure, malgré le black-out médiatique, les rangs s’étoffent de jour en jour. Mais alors que Dmitri Medvedev, ex-président russe et chef du Conseil de sécurité russe, lance un ballon d’essai sur la peine de mort - il dit envisager de la rétablir à la faveur de la suspension de son pays du Conseil de l’Europe -, le Kremlin paraît prêt à accentuer encore sa brutalité.
Aussi, sur le front interne, donc…