
« À l’occasion d’un cours de philosophie, il m’a été demandé de rendre un papier lié aux questions féministes actuelles. J’ai choisi un axe souvent peu mis en avant : celui de l’engagement masculin dans le combat féministe. En plein confinement, j’ai donc mené une enquête en ligne, anonyme, auprès d’une cinquantaine d’hommes ayant entre 20 et 25 ans, en études supérieures. Les résultats de cette enquête ont fait l’objet d’une analyse et d’un rendu. Dans ce second article, je vous présente les conclusions liées au rapport de ces enquêtés aux femmes de leur âge. »
(...) Parler d’une quatrième vague féministe revient à souligner une rupture avec les précédentes. En suivant la définition des vagues de protestation retenue par le sociologue Ruud Koopmans, on peut définir la vague comme un « moment » du féminisme, durant lequel le mouvement se reconfigure et se transforme rapidement en réponse à l’évolution de la sociologie de ses militant·es et du contexte social.
Le politiste David Bertrand détermine deux indices pour délimiter une vague féministe : le constat d’un engagement féministe croissant ou d’une hausse marquée de l’intérêt porté au féminisme d’une part et « le renouvellement des méthodes et des thèmes principaux abordés par les militant·es » d’autre part. Le renouvellement des méthodes peut se voir dans l’utilisation faite des réseaux sociaux. (...)
Le fait d’être conscients des inégalités de genre au sein de leur famille va-t-il de pair avec un changement du comportement dans leurs relations horizontales –avec des femmes du même âge qu’eux ? Ce sont donc les comportements du quotidien –à savoir l’accès à la parole et le plaisir féminin– qui seront étudiés ici. (...)
Toutefois, il est à noter que si 79% des enquêtés se perçoivent comme « dominants » ou « privilégiés », 41% pensent subir une charge mentale liée à leur genre. On retrouve ici le constat que faisait Bourdieu dans La Domination masculine : « La virilité, entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment), est avant tout une charge. »
Nombre de motifs sont invoqués : qu’il s’agisse de la gestion du foyer, de la réussite scolaire ou encore de la pression sociale assignée aux hommes. L’un des enquêtés souligne : « On fait croire à l’homme que la virilité s’exprime à travers la force, la puissance et la domination de son sexe et nécessairement, c’est très difficile d’être complètement imperméable à ça. » Un autre liste ce qui est attendu de lui en tant qu’homme : « réussite sociale, performances sexuelles, attentes genrées (le fait que je doive faire jouir ma copine, pas éjaculer trop vite, que je doive être musclé, ne pas me faire marcher dessus mais être gentil à la fois...). »
La plupart des hommes interrogés ont donc conscience des charges qui pèsent sur eux et notamment de l’assignation à un rôle socialement défini pour eux (le fameux « sois un homme »). Ce constat va de pair avec une redéfinition plus profonde de la notion de « genre » dans notre société.
La prise de conscience de comportements misogynes...
À la question « Pensez-vous avoir déjà eu une attitude misogyne ? », 68% des enquêtés ayant répondu à la question ont affirmé que « oui ». Et 15% d’entre eux ont tenu à préciser qu’il s’agissait bien souvent d’une blague : « Je peux faire des blagues pourries misogynes ou sexistes mais sans aucune mauvaise intention. » L’humour sexiste est une tradition qui perdure[2] et qui complexifie l’identification de la misogynie (...)
Comme l’écrivait Bergson, le rire « peut cheminer à l’intérieur d’un cercle aussi vaste qu’on voudra ; le cercle n’en est pas moins fermé. Notre rire est toujours le rire d’un groupe », à l’exclusion d’un autre groupe donc. L’un des enquêtés reconnaît qu’« encore aujourd’hui, il m’est beaucoup plus facile de me moquer, quelle que soit la raison, d’une femme que d’un homme ».
Toujours est-il qu’il convient de noter qu’une majorité de la population enquêtée reconnaît avoir déjà eu une attitude misogyne et la plupart indique que ce sont les réactions de leur entourage, notamment de leurs amies qui leur en ont fait prendre conscience. N’oublions pas l’espoir formulé par Françoise Héritier : « La conscience, sinon la raison, est un puissant ressort pour faire bouger les choses. » (...)
En dehors du cas spécifique des blagues, la domination masculine se traduit plus largement par un monopole de la parole. (...)
« J’ai aujourd’hui encore tendance à couper la parole à ma conjointe lorsque l’on débat, elle me le fait remarquer et j’essaye de changer mon comportement » ; « Je crains de toujours avoir plus tendance à couper la parole aux femmes qu’aux hommes, même si je me surveille beaucoup plus ».
La dénonciation de ces interruptions est loin d’être nouvelle. Corinne Monnet écrivait déjà en 1998 que « selon l’opinion communément admise, ce sont les femmes qui parleraient plus que les hommes. Le stéréotype de la femme bavarde [...] n’a jamais pu être confirmé par une seule étude. Bien au contraire, de nombreuses recherches ont montré qu’en réalité, ce sont les hommes qui parlent le plus ». (...)
Un autre problème se pose une fois la parole donnée aux femmes : celui de leur crédibilité. Corinne Monnet explique que « la conversation, loin d’être une activité anodine et spontanée, est traversée par des questions de pouvoir ». (...)
Ce rapport de pouvoir au sein d’une conversation avait déjà été identifié par Bourdieu dans La Domination masculine. (...)
Certaines des réponses témoignent d’un travail sur soi-même pour éviter de couper la parole à l’autre. Une tendance, timide certes, semble émerger des questionnaires : les hommes, victimes de « l’adhérence aveugle au monde » que mentionnait Françoise Héritier, ont recouvré la vue. Plus encore, ils paraissent prêts à devenir actifs. Reste à savoir si cette prise de conscience ne concerne que des revendications mises en avant depuis plus de vingt ans ou si elle s’actualise et prend en compte les revendications contemporaines.
La pénétration n’est plus une pratique incontournable
Il s’agit probablement d’un des sujets qui anime le plus ardemment les féministes de la quatrième génération, notamment via la création de multiples comptes sur les réseaux sociaux décomplexant ces questions intimes et pour la plupart, taboues. Si le mythe d’une appétence moindre des femmes dans le domaine du désir sexuel a longtemps perduré, nombre de féministes revendiquent aujourd’hui une seconde[6] libération sexuelle.
Beaucoup d’entre elles appellent à un allègement de la charge mentale liée à la sexualité. Si la contraception en fait partie, la norme du glabre[7] [ou norme de l’épilation] aussi[8]. Au sein de la population enquêtée, 21% des hommes interrogés reconnaissent que l’épilation de leur partenaire change leurs pratiques sexuelles. Parmi eux, plusieurs précisent que cela les gêne « de moins en moins » et parmi les 79% pour qui l’épilation ne change rien, certains constatent une évolution : « Non, j’y suis indifférent. Mais au début je préférais l’épilation, j’ai fait l’effort délibéré de considérer que ça n’était pas mon problème, comme ça n’est pas mon corps. » L’injonction à l’épilation semble donc perdre du terrain, du moins lors des rapports intimes.
Outre cette charge mentale, les revendications tournent autour de la prise en compte du plaisir féminin en tant que tel. Les études universitaires sur le sujet sont encore trop peu nombreuses et certaines idées reçues restent tenaces, notamment autour de l’orgasme féminin.
La méconnaissance du clitoris[9] a longtemps perduré et a accompagné la croyance en un « mythique orgasme vaginal »[10] qui, aujourd’hui encore, a la peau dure (...)
ces revendications semblent autant travailler la population masculine de 20 à 25 ans que celle féminine. Si l’égalité est encore loin d’être atteinte, la prise de conscience d’un nécessaire changement de mentalités et de comportements semble doucement faire son chemin. Et de fait, 91% des enquêtés considèrent avoir un rôle à jouer dans ces revendications féministes, parlant d’eux-mêmes d’un rôle « d’allié » à tenir. (...)