"Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil, cherche la déchetterie." Éloignées des centre-villes, les aires d’accueil des gens du voyage sont presque toujours reléguées dans des zones polluées, au détriment de la santé de leurs occupants, qui s’y retrouvent piégés
Juriste en entreprise, William Acker, 29 ans, a entrepris de recenser toutes ces aires sur le réseau social Twitter, puis pour un ouvrage à paraître en avril aux Éditions du commun. Sur les 800 premières recensées, le constat est accablant : "80 % des aires sont éloignées des zones d’habitation et 60 % sont situées à proximité directe d’installations polluantes ou nuisibles", décrit ce "voyageur" sédentarisé. "En essayant de les éloigner, on les met à côté de tout ce qui gène les habitants : déchetteries, usines, cimetières, etc.".
Le jeune homme a commencé ce travail trois jours après l’incendie de l’usine chimique Lubrizol, le 26 septembre 2019 à Rouen. A 500 m de là, coincés au milieu des sites Seveso, les habitants de l’aire d’accueil du Petit-Quevilly ont assisté désemparés à l’émanation de cet énorme panache de fumée noire.
"Mon petit garçon a vomi à cause de l’odeur et ma fille m’a demandé si on allait mourir", se souvient Vanessa Moreira-Fernandes, 39 ans, qui n’a pas été évacuée.
Sur l’aire, le bitume est abîmé, les blocs sanitaires sont décrépis et tagués. Le local de douches n’est accessible que le matin, en présence du gardien. Et il n’y a pas de local de confinement pour permettre aux habitants de se protéger.
"On habite sur un cocktail Molotov. Mais tant qu’y avait pas eu l’accident, on savait pas qu’on était dans un site dangereux. Seveso : on connaissait pas ce nom-là... Il a fallu Lubrizol pour que ça nous ouvre les yeux", ajoute cette mère de cinq enfants, entendue à l’Assemblée nationale par la mission d’information sur Lubrizol.
Avec elle, les habitants ont porté plainte pour "mise en danger de la vie d’autrui et omission de porter secours" et cherchent à déménager.
"Il n’est pas digne de laisser des aires d’accueil dans ces endroits", reconnaît Nicolas Mayer Rossignol, président PS de la métropole de Rouen qui promet de "relocaliser" les deux aires situées à proximité de sites industriels. "Il nous faut des lieux plus agréables à vivre et moins dangereux".
– "assignation à résidence"-
Symbolique, ce cas illustre à l’extrême une situation connue de longue date, selon Lise Foisneau, post-doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). (...)
"on dirait que c’est une obligation de les faire à côté des déchetteries, des stations d’épuration, des usines, des autoroutes", peste Milo Delage, 70 ans, membre de la commission nationale consultative des gens du voyage. "Ça crée de la discrimination et de la haine".
Dans l’agglomération de Lille, le collectif des femmes d’Hellemmes-Ronchin se bat depuis 2013 pour obtenir une nouvelle aire, la leur étant coincée entre une cimenterie, une concasserie et "un champ de pesticides", selon Maya, 41 ans.
Le collectif a organisé manifestations, rencontres avec la presse et les élus, sans succès pour l’instant. "On a eu beaucoup de promesses, des blablas et rien n’a vraiment changé", explique Maya. "Ils disent qu’ils nous comprennent mais je crois qu’ils s’en foutent", dit-elle, en évoquant les maux de tête, bronchites, conjonctivites et maladies de peau des habitants. (...)
Selon une étude de Médecins du monde de 2000, les gens du voyage ont une espérance de vie de 15 ans inférieure à la population générale. Cette santé dégradée est souvent imputée à leur "mode de vie" mais les maladies "ont manifestement leur source dans l’environnement où les pouvoirs publics les forcent à vivre", estime Lise Foisneau. (...)
En novembre 2019, Santé publique France (SPF) a lancé une étude sur la santé des gens du voyage en Nouvelle Aquitaine, qui doit notamment servir "à comprendre et améliorer l’emplacement des lieux de vie" et "le rôle de la pollution". Ses résultats devraient être connus au printemps 2021, a indiqué SPF à l’AFP.
"Petit Auschwitz"
Mais au-delà de la question sanitaire, "il y a aussi la question symbolique : est-ce la place d’êtres humains de vivre au pied d’une déchetterie ?", interroge William Acker, en évoquant un "sentiment de mise à l’écart", particulièrement fort chez les plus âgés qui ont connu la Seconde Guerre mondiale "et font un parallèle avec les camps".
Rémy Vienot, président d’Espoir et Fraternité Tsiganes, décrit ainsi une "toute petite aire d’accueil" dans une zone industrielle à Strasbourg, qui a été surnommée "le petit Auschwitz" parce qu’elle est grillagée et entourée de trains de marchandises. "Ça fait une drôle d’impression", glisse-t-il.
Parmi les voyageurs, souvent la résignation l’emporte. (...)
Les commentaires sous ce tweet sont le résultat de deux siècles d'antitsiganisme institutionnalisé. Ces discours restent impunis, ils s'expriment librement dans la rue, mais aussi dans les écoles, les administrations, les rédactions, les commissariats ou à l'Assemblée Nationale. https://t.co/Oz68OgoqwQ
— William Acker (@Rafumab) December 5, 2020