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Mediapart
Les éducateurs de rue de Tourcoing en sont réduits à pister les jeunes révoltés sur les réseaux sociaux
#Nahel #violencespolicieres #emeutes #Alhoussein
Article mis en ligne le 3 juillet 2023

Mediapart a suivi jour et nuit les éducateurs de rue de Tourcoing (Nord), la ville de Gérald Darmanin. Alors que les quartiers s’enflamment, ces professionnels de la prévention spécialisée, à la peine dans l’espace public, tentent de s’approprier une des armes de la révolte, les réseaux sociaux. Avec difficulté.

Ces deux derniers jours (les révoltes à Tourcoing ont commencé avec un jour de retard par rapport à Nanterre) ont été compliqués dans l’ancien fief du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et certains éducs sont sur le pont depuis le début des révoltes.

Dans la nuit de mercredi à jeudi, une école privée du quartier Bourgogne, au nord de la ville, a été incendiée. À côté, c’est le magasin Aldi qui a été dévalisé. Le centre social de la zone de Virolois a aussi été saccagé, les murs tagués. Quartier Phalempin, un Carrefour Market a été pillé. Un hélicoptère de la police nationale a survolé la ville toute la nuit. Au milieu des barres HLM qui encerclent le centre-ville de briques rouges, quelques carcasses de voitures fument encore.

La petite structure, créée dans les années 1990 et financée par le département du Nord, est constituée d’une équipe de 35 salarié·es, dont deux stagiaires. Elle s’occupe des jeunes de 10 à 25 ans et accompagne en particulier plus de 650 jeunes Tourquennois·es et leurs familles. « On est les seuls à venir sur le terrain en ce moment », déplore Nabil, cadre éducatif. Un terrain de plus en plus éloigné d’eux, à l’écouter : « Le cœur du métier de l’éducateur de rue, c’est l’espace public. Aujourd’hui, les jeunes investissent l’espace numérique. »

Vers 14 h 35, les maraudes du reste de l’après-midi se préparent smartphone à la main. Le but : prendre la température auprès des jeunes pour la soirée qui arrive. « On a des échos comme quoi ils s’attaqueront à la poste », indique Maïlys, éducatrice pour les 18-25 ans dans les secteurs Phalempin et Pont-Rompu. Un problème taraude l’équipe : beaucoup de mineurs sont présents et prennent part aux dégradations, voire aux affrontements.

De l’autre côté de la table, avec ses vingt-deux ans de métier à l’AAPI derrière lui, Karim est excédé : « Ils sont matrixés par les réseaux sociaux ! Ils voient des vidéos et après ils veulent faire la même chose ici… » (...)

Sur les treize territoires qui quadrillent Tourcoing, le champ d’exercice de l’association d’éducation spécialisée s’est rétréci à six en 2019. « On a eu une grosse baisse de financement qui nous a mis un genou à terre, déplore Norredine, chef de service. Les quartiers sont souvent la variable d’ajustement pour le département quand il faut faire des économies. »

À 15 h 30, les éducateurs se séparent par groupe de deux, trois, quatre. Banane Nike et chaînes à l’oreille, Safia alterne entre ces deux téléphones, l’un pro, l’autre perso, tout en marchant. Sur l’écran défilent les stories Snapchat. Elle scrute, cherche la moindre information : « Tous se passe sur les réseaux. Les jeunes ne donnent pas leur numéro », affirme-t-elle.

Snapchat est le réseau social le plus utilisé par les éducs parce qu’il est le plus répandu chez les jeunes qu’ils croisent et suivent administrativement. « C’est devenu un vrai outil de travail. C’est clair que pour certains jeunes, c’est plus facile de dialoguer avec nous par message qu’en vrai, raconte-t-elle entre deux coups de téléphone. Sinon les conversations peuvent rester en surface, là ils se livrent un peu plus. »

Assis sur un banc au pied d’une résidence, quatre jeunes en jogging flambant neufs discutent, les mains dans les poches. Ils n’ont pas plus de 14 ans mais sont inconnus au bataillon de l’AAPI. Le groupe d’éducs les interpelle : « Vous étiez dehors hier soir ? » Un seul ose s’enorgueillir : « Bah ouais, ça a pété fort même. » Très vite, il rassure : il ne faisait que regarder.

Le sujet du jour des ados, c’est le « tank » de la BRI (brigade de recherche et d’intervention) débarqué à Nanterre la veille. Mi-hilares, mi-inquiets, ils montrent les images du véhicule blindé aux éducs : « Les mortiers, ça le fait pas bouger », commente l’un. Un autre rêve de faire des cocktails Molotov quand il aura « enfin » sa majorité. Ou plutôt, il hésite, peut-être pas finalement. « C’est vrai que c’est dangereux. »

« Les flics protègent les gens, c’est bien connu !, ironise le plus bavard.

— Ah ouais ?, sourit Safia.

— Bah non, ils tuent des pauvres jeunes de 17 ans… » (...)

Les éducateurs en apprennent aussi beaucoup via les stories publiques des ados. Souvent, elles leur permettent d’avoir une idée du moral de certains jeunes : « On voit quand ils sont pas bien ou en détresse, ce qui nous permet de réagir en les contactant », décrit Sofiane. Pour ce qui est des préparatifs pour les révoltes du soir même, tout se passe sur des groupes privés, selon les éducateurs. « Ils sont très discret », ajoute le quadragénaire. (...)

« Les réseaux sociaux sont un vrai sujet d’interrogation pour nous, détaille Nabil, cadre éducatif. On essaye d’être connectés pour être en lien avec les jeunes mais à quel moment déconnecter pour rester dans un cadre de travail légal ? Pour continuer de travailler correctement, il faut avoir de l’espace pour se ressourcer afin d’être ensuite efficace auprès des gamins. On est en constante évolution. Avant, certains de nos collègues surinvestissaient les réseaux sociaux. » (...)

Le calme avant la tempête

À 22 heures, ils sont huit éducateurs à faire la tournée de nuit. Le reste de la troupe a déjà enchaîné les deux précédentes soirées ou devait partir en vacances. Les rues de Tourcoing sont vides, la température est descendue en dessous des 18 degrés et le ciel commence à se charger. (...)

Le reste de la troupe a déjà enchaîné les deux précédentes soirées ou devait partir en vacances. Les rues de Tourcoing sont vides, la température est descendue en dessous des 18 degrés et le ciel commence à se charger (...)

Premier barrage policier. Quinze camions de CRS squattent le carrefour. Tourcoing prend des allures de territoire occupé. Plus loin, un couple de voisins s’inquiète. À quelques mètres de leur maison, le Carrefour Market a été pillé. Pendant que les éducateurs discutent avec eux, plusieurs motos et voitures roulent à toute vitesse devant eux. « Ça fait trois fois qu’elle passe, cette moto, ils font du repérage… On va dormir au rez-de-chaussée pour surveiller la voiture », s’attriste la femme.

Malgré le couvre-feu de 21 heures à 5 heures annoncé tardivement par la mairie, aux alentours de 23 heures, une ribambelle de jeunes trottinent sur la place Phalempin. Un jeune d’à peine 14 ans tente vainement de faire flamber deux coussins dans une poubelle. Après les remontrances des éducateurs et des éclats de rire quand le jeune annonce vouloir rentrer à pied à Lille à 20 kilomètres de là, il finit par lâcher l’affaire. Vingt minutes plus tard le groupe de l’AAPI l’aperçoit fuir deux CRS.

À minuit, l’ambiance s’est électrifiée. Au loin, on commence à entendre les premières sirènes de police accompagnées de détonations. (...)

Depuis la veille, l’association soupçonne les plus jeunes d’être embrigadés par ceux qui approchent la vingtaine. Certains éducs avaient repéré un de ces « leaders » sur le terrain, mais trop « fuyant », il était selon eux impossible à approcher pour discuter. Sur la place, un garçon de 20 ans menace les éducateurs. « Arrêtez de dire aux petits de rentrer chez eux, ça m’énerve », crache-t-il. Karim s’approche pour entamer un dialogue, il vient justement de tenter de raisonner une bande d’ados armés de briques. Le ton monte, la colère gronde : « La France va brûler ce soir. Dans la voiture de Nahel, ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous. »

Les éducateurs tentent de comprendre pourquoi il s’agace quand ils disent aux très jeunes de rentrer : « Ils ont en dessous de 16 ans : s’ils vont en garde à vue, demain ils sont sortis. Moi je prends 20 ans. » Pour Nabil, une première explication à la présence de tant de mineurs se dessine. (...)