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CNRS-le journal
Les camps, l’autre destination des migrants
Un monde de camps, Michel Agier (dir.), avec la collaboration de Clara Lecadet et les contributions de Hala Abou-Zaki, Hélène Thiollet, Marc Bernardot, Olivier Clochard, Alice Corbet…, La Découverte, octobre 2014, 424 p., 25 €
Article mis en ligne le 9 septembre 2015

Alors que 4 millions de Syriens sont réfugiés au Liban, en Jordanie et en Turquie voisine, retour avec l’anthropologue Michel Agier sur le phénomène des camps. En théorie provisoires, ces lieux qui regroupent près de 20 millions de personnes sont l’un des nouveaux visages de la société mondiale.

Vous parlez dans l’ouvrage Un monde de camps d’un « encampement » du monde… De quoi s’agit-il exactement ?

Michel Agier1 : Les camps sont en train de devenir une composante majeure de la société mondiale et le lieu de vie de près de vingt millions de personnes ayant fui les conflits, la misère ou les catastrophes écologiques. Les 460 camps de réfugiés situés au Moyen-Orient, en Afrique de l’Est (Soudan, Kenya, Éthiopie, RDC…) ou encore au Pakistan, abritent entre 5 et 7 millions de personnes poussées par la guerre hors de leur pays ; le plus grand, le camp de Dadaad, au Kenya, regroupe à lui seul 450 000 personnes, l’équivalent d’une ville moyenne en plein milieu du désert ! Les camps de déplacés internes, qu’on peut évaluer à 1 500 faute de données officielles, comptent au moins 6 millions de personnes ; rien qu’en Haïti 400 lieux de ce type abritent encore 400 000 habitants déplacés à la suite du séisme de 2010. Encore plus difficiles à chiffrer du fait de leur clandestinité, les camps de migrants auto-installés seraient plusieurs milliers à l’échelle de la planète, dont une bonne part en Europe. Ces regroupements de petite taille, qu’on appelle aussi « ghettos » ou « jungles », sont installés le long des frontières ou dans les interstices urbains – dans des friches, sous des ponts… –, à l’instar des campements de migrants afghans de Calais et de Dunkerque ou des campements roms de la région parisienne. (...)

"Un certain nombre de pays, notamment européens, ont eu tendance à utiliser la solution des camps comme une politique par défaut." (...)

Les camps sont leur façon de gérer les indésirables, le rebut où finissent les personnes qui ont passé tous les filtres. Car une chose est sûre : quels que soient les lois ou les règlements, on ne pourra jamais empêcher des humains de se déplacer (...)

Vous évoquez dans le livre deux autres types de lieux : les centres de rétention et les camps de travailleurs…
M. A. : Ce sont des formes de camps en plein essor, qui partagent de nombreux points communs avec ceux que nous venons de citer : précarité de l’habitat, caractère provisoire… Les centres de rétention, ces lieux où les gouvernements « parquent » les migrants illégaux en attendant un hypothétique retour dans leur pays d’origine, sont plus d’un millier à l’échelle mondiale. On estime qu’un million de personnes y sont passées en 2013. De toutes les catégories évoquées, ce sont les endroits où l’enfermement est le plus sévère et la tendance, en Europe notamment, est à l’allongement des périodes de détention. Les camps de travailleurs, surtout présents dans les pays émergents comme le Brésil, la Chine, l’Afrique du Sud ou les Émirats arabes unis, mais aussi dans le sud des États-Unis et de l’Europe (Italie, Espagne, Chypre…), répondent à une logique purement économique : dans ces régions, le développement de l’agro-industrie, avec les plantations sucrières par exemple, et le lancement de chantiers titanesques – routes, barrages… –, suscitent un énorme besoin de main-d’œuvre qu’on n’hésite pas à aller chercher directement à l’étranger. La forme du camp permet d’accueillir ces gens utiles économiquement, mais indésirables socialement.

Certains n’hésitent pas à parler d’esclavage moderne à propos des conditions de travail et de vie dans ces camps. Qu’en pensez-vous ?
M. A. : Il est certain que les personnes qui sont accueillies dans les camps de travail, généralement des migrants, ne bénéficient pas des mêmes salaires ni des mêmes droits que les travailleurs nationaux. Dans le livre, le géographe Tristan Bruslé évoque le cas d’ouvriers népalais au Qatar qui se voient confisquer leur passeport par leur employeur et dont la vie se résume aux allers-retours entre le chantier où ils travaillent et les baraquements où ils sont logés. Ils n’ont guère le loisir de voir autre chose, puisque leur employeur vient les chercher le matin et les ramène le soir après leur journée de travail. (...)

Certains camps existent depuis des dizaines d’années, comme le camp palestinien de Chatila au Liban, établi depuis 1948, ou le camp de Dadaad, que vous évoquiez précédemment, construit il y a plus de vingt ans. Peut-on encore parler de solution provisoire dans ces conditions ?
M. A. : C’est l’autre aspect de ce monde de camps, sur lequel nous insistons dans le livre : ces lieux qui sont censés répondre à des situations d’urgence ont tendance à s’installer dans la durée, et ce bien que le mythe du retour reste vivace chez les personnes déplacées comme au sein des organismes et des gouvernements qui gèrent ces camps. Les camps deviennent un lieu de vie que les habitants finissent par intégrer à leur quotidien. (...)

Ces camps qui durent, ce monde dans le monde, ne créent-ils pas une nouvelle catégorie d’hommes aux droits limités ?
M. A. : Au prétexte de l’urgence, on tolère que des millions de personnes vivent dans des conditions de précarité réputées intolérables par les grandes démocraties. Surtout, ces personnes se voient privées de droits élémentaires comme la liberté de mouvement – bien souvent contrôlée – et l’expression démocratique, puisqu’on ne demande pas aux réfugiés ou aux déplacés leur avis sur leurs conditions de vie ou sur la façon de gérer le lieu où ils vivent parfois depuis des années. Comme le confiait un peu abruptement un responsable de camp dans une réunion d’humanitaires, « un camp n’a pas besoin de démocratie pour fonctionner ». Lui-même venait de refuser de traiter avec le représentant que les chefs de famille du lieu avaient pris l’initiative d’élire… (...)