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Les Turcs sont-ils lâchés par la Cour européenne des droits de l’homme ?
Article mis en ligne le 5 janvier 2018

Pour eux, c’est le dernier recours. Mais la CEDH est débordée par les requêtes émanant de milliers d’enseignants, journalistes ou fonctionnaires épinglés comme opposants et durement pourchassés par le régime Erdogan.

À Strasbourg, Mehmet (1) fut le premier à apporter six grosses valises de requêtes à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ce franco-turc est membre de l’Hizmet (« Service »), nom que les sympathisants de l’imam Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, donnent à leur mouvement. C’est à eux qu’Ankara impute la tentative de coup d’État de la mi-juillet 2016. Il raconte à Slate.fr :

« C’était bien avant la tentative de coup d’Etat. Les purges d’enseignants et de policiers accusés d’être membres d’Hizmet avaient déjà commencé en Turquie. J’avais moi-même préparé ces six valises de dossiers, entre 500 et 600 requêtes, soixante-dix pages chacune, trois centimètres d’épaisseur. Il m’avait fallu récupérer toutes les décisions internes prises en Turquie. Je les ai apportées à la CEDH dans le coffre de ma voiture pour qu’elles soient bien enregistrées. Mais, conclut Mehmet désabusé, ça n’a servi à rien. Elles ont été rejetées. »

La Cour est submergée par les requêtes de gulénistes (...)

En quelques mois, le nombre de requêtes atteint des chiffres impressionnants.

Submergée, la CEDH joue d’un côté sa survie, du moins la possibilité matérielle de traiter les recours, mais de l’autre, sa crédibilité, puisque pour éviter d’être ensevelie elle va se défausser sur la Turquie, en lui demandant d’instaurer une commission de recours vers laquelle les juges européens renvoient les requérants turcs. Son image, très positive dans l’opinion publique turque, s’estompe... (...)

La Turquie est condamnée pour les raisons les plus diverses : tortures, mauvais traitements, procédures judiciaires qui trainent, violences excessives de la police contre des manifestants… Elle se retrouve également mise à l’index lorsque la Cour constitutionnelle turque dissout des partis politiques (surtout de gauche). De nombreux arrêts reprochent également aux autorités turques d’enfreindre la liberté religieuse des alévis (courant minoritaire de l’islam turc) tandis qu’un autre arrêt donne raison à un témoin de Jéhovah, vivant en Anatolie, qui se plaignait de ne pas avoir la possibilité de disposer d’un lieu de culte autorisé.

Des dossiers sont plus fameux que d’autres. Celui de l’assassinat du journaliste d’origine arménienne, Hrant Dink, par exemple, dans lequel les juges européens ont estimé que les autorités turques n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour assurer sa protection alors qu’elles étaient informées des menaces qui pesaient sur le journaliste. (...)

De petites victoires du droit européen sur le droit turc
Certains arrêts de la CEDH ont entrainé d’importants progrès législatifs en Turquie, victoires certaines du droit européen sur les dérives de l’État turc, et sur les lois turques non conformes à la Convention européenne des droits de l’homme. (...)

On comprend dès lors pourquoi le public turc –et pas seulement l’élite mais de larges pans de la population la plus vulnérable– voyait dans la CEDH l’ultime protection des libertés dans un pays de tradition autoritaire.

La présence permanente d’un juge turc parmi les quarante-sept magistrats européens explique également cette confiance populaire en la CEDH. Depuis neuf ans, c’est d’ailleurs une femme qui siège à Strasbourg (...)

Au début, Erdogan a beaucoup compté en la CEDH
Même les milieux islamistes turcs ont misé sur la Cour. Au nom de la liberté religieuse, ils ont cherché à atténuer l’application rigoureuse de la laïcité, et ont formé des recours contre l’interdiction du port du foulard à l’université (affaire Leyla Sahin, 2005) ou contre l’interdiction de partis islamistes (affaire Refah Partisi, 2003). Mais dans les deux cas, ils ont été déboutés alors qu’ailleurs en Europe les étudiantes sont autorisées à venir voilées à l’université et que les partis d’extrême droite par exemple n’ont pas été interdits.

Ressenties comme un « deux poids, deux mesures » par Recep Tayyip Erdogan, qui était alors Premier ministre, il a vertement critiqué ces décisions, notamment l’arrêt Leyla Sahin. Ce fut même, selon certains membres de son entourage, sa première « rupture » avec le projet européen qu’il portait encore. (...)

La tentative de putsch : le tournant

​La répression qui a suivi la tentative de coup d’État de juillet 2016 a multiplié dans des proportions énormes le nombre des saisines. (...)

Le comité des experts fait alors pression sur les autorités turques pour qu’elles aménagent une voie de recours nationale ad hoc pour traiter les purges. C’est ainsi qu’en janvier 2017 fut instituée cette Commission spéciale de recours vers laquelle la CEDH renvoie les milliers de requêtes qu’elle a reçues tout en gardant quelques dossiers parmi les plus sensibles, principalement de journalistes, de magistrats ou de députés actuellement en prison.

La CEDH laisse la Turquie faire le tri (...)

« La CEDH nous renvoie à cette nouvelle commission créée ad hoc, mais quelle garantie d’indépendance avec cinq de ses sept membres nommés par le gouvernement et les deux autres par l’institution judiciaire ? poursuit Hülya Dinçer. De plus cette commission ne respecte absolument aucun des droits de la défense : pas de convocation, pas d’écoute, pas de requête par écrit, pas de procédure contradictoire, pas de droit d’être renseigné sur les motifs de l’accusation. Et elle n’a pas la compétence de trancher les questions que nous portons, qui ne relèvent évidemment pas d’une complicité supposée à une tentative de coup d’État, mais de la liberté d’expression, de la vie privée et de la présomption d’innocence… »

Une commission qui ne représente pas un recours effectif (...)

La CEDH aurait-elle donc abandonné les opposants turcs ? « Oui », répondent certains juristes, selon lesquels l’institution avait une autre solution pour répondre aux requérants turcs : « Au lieu de créer cette commission de recours qui n’a rien d’indépendant, la CEDH aurait pu engager la procédure de l’arrêt pilote à notre bénéfice », suggère le professeur Ibrahim Kaboglu, une autorité du droit en Turquie. Un avis que partage l’ancien juge turc à la CEDH et député du parti républicain du peuple (CHP), Riza Turmen.

La CEDH aurait pu opter pour une solution bien plus équitable (...)

La CEDH joue sa réputation
Les semaines à venir diront si la CEDH a –ou pas– abandonné les Turcs. Comme l’explique Hülya Dinçer : « Quand les premières décisions de la commission de recours, tomberont, si celles-ci sont contraires à la Convention européenne, la CEDH devra intervenir si elle veut maintenir son rôle de défenseur des valeurs démocratiques et de la liberté d’expression. » (...)