
Défilés non autorisés sur les Champs Elysées, occupation de ronds-points, blocages routiers… L’historienne Danielle Tartakowsky explique la façon inédite qu’a le mouvement des Gilets jaunes de s’inscrire dans le paysage, radicalement différente de Mai 68 ou des révoltes des siècles passés.
(...) Passant sans transition de chez eux au territoire de l’autre, les Gilets jaunes s’affranchissent des règles de l’art comme des demandes légales d’autorisation préalables. Et ce faisant, ils n’en finissent pas de dérouter les observateurs. L’historienne Danielle Tartakowsky, autrice de L’Etat détricoté. De la Résistance à la République en marche ! (éd. du Détour, septembre 2018), repère des résonnances avec les vagues de protestation populaire qui secouent le pays depuis le XIXe siècle. Mais elle met aussi l’accent sur les dissonances. Sa fine connaissance des mouvements sociaux offre de puissantes clés pour appréhender cette géographie des luttes hors-normes. (...)
Reste que le rapport à l’espace est d’abord fonctionnel avant d’être symbolique. Les manifestants vont devant un lieu de pouvoir tel que le Palais Bourbon pour porter un message, ils se rassemblent sur un territoire qui a été le théâtre d’un incident pour protester, comme lors des marches blanches en banlieue. (...)
c’est la province qui vient à Paris – et je suis très sensible à la réémergence de ce mot « province » chez les observateurs et les acteurs du mouvement. Il y a encore quelques années, les acteurs en région faisaient les gros yeux à quiconque utilisait ce terme qui charriait une distance méprisante. Ce retour sémantique est la traduction d’un sentiment de dépréciation. Ensuite, ce sont les classes populaires et les classes moyennes qui occupent le territoire des riches. Passée la déclaration tonitruante d’un porte-parole qui souhaitait pénétrer dans l’Elysée, les attaques se sont davantage portées sur les biens, voitures et boutiques de luxe, que sur un lieu où s’exerce le pouvoir. Quand la rage s’exprime à l’état brut, elle le fait contre ce qui fâche. Et ce sont cette arrogance et cette richesse qui s’étalent dans certains quartiers qui concentrent la colère. Il y a une dimension émotionnelle très forte dans les actes de ces hommes et de ces femmes qui souffrent. Les récits de vie publiés dans la presse révèlent la dureté des conditions d’existence de ces gens qui ont le sentiment de ne pas être entendus. Notre système politique leur apparaît bloqué. N’oublions pas qu’Emmanuel Macron est passé au-dessus de tous les intermédiaires et que la mobilisation intervient après l’échec de trois grandes luttes sociales, contre la loi El Kohmri, la loi Pénicaud et la réforme de la SNCF. (...)
De l’altermondialisme à la colère actuelle des Gilets jaunes, en passant par le « mouvement des places », on assiste à des séquences de conflictualité qui tendent à se multiplier avec la mondialisation.