
Les Gilets jaunes ont été largement absents de la séquence des élections européennes. Alors qu’ils ont dominé l’agenda politique et médiatique pendant six mois et fortement déstabilisé le pouvoir en place, ils ont très peu marqué la campagne électorale dont l’issue a consolidé la position de La République en Marche et confirmé le séisme électoral de 2017. Le mouvement produira sans nul doute des effets structurels de politisation et de socialisation et il n’est pas exclu qu’il connaisse un rebond, mais à court terme il semble s’être liquéfié et dissous. L’ordre électoral et la politique instituée ont repris leur droit et réimposé leurs codes. (...)
Les Gilets jaunes participent de la dynamique socio-politique actuelle de désintermédiation (dont le macronisme est l’expression inversée). Le mouvement s’est développé hors des structures organisées (partis et syndicats), discréditées et peu représentatives, et cette subversion des cadres traditionnels a été une condition de possibilité tant de son développement que de son succès. Le mouvement est parvenu à se structurer sans s’appuyer sur une organisation. Au fil des semaines, dès lors que la volonté d’être plus qu’un mouvement protestataire ponctuel a été affirmée, des aspirations à la formalisation ont émergé. Elles sont néanmoins apparues rapidement contradictoires et, rejetant la représentation sous toutes ses formes (incarnation, entrée dans l’arène électorale, mise en organisation), le mouvement s’est essoufflé dans la durée. Les Gilets Jaunes révèlent à la fois la décomposition des canaux politiques traditionnels, mais aussi la nécessité de médiations et la contrainte indépassable de la représentation dans les règles du cadre démocratique dominant dont la légitimité est pourtant de plus en plus fragile. (...)
La République en Marche et les Gilets Jaunes sont ainsi le produit tout autant que les ferments d’une dynamique de désintermédiation de la politique qui n’est pas propre à la France, mais ronge l’ensemble des démocraties occidentales. Ils portent les intérêts de groupes sociaux qui ne se sentaient plus représentés, invisibilisés ou déniés. Les médiations traditionnelles sont court-circuitées par des organisations ou des mouvements qui surgissent et les déstabilisent en utilisant les réseaux sociaux, les plateformes et des formes à la fois horizontales et verticales de mobilisation. Ils traduisent ainsi chacun à leur manière la décomposition des organisations politiques et l’affaiblissement de leur ancrage social. (...)
Un mouvement social « auto-organisé » qui émerge et se développe en dehors des canaux traditionnels de la contestation et de la représentation sociale n’est pas un phénomène nouveau. Pensons aux « coordinations dans les années 1980 ». Ces dernières étaient cependant strictement corrélées et confinées à un milieu professionnel salarié et ont été largement animées par des militants de la « gauche syndicale » venant en particulier de la CFDT. Elles avaient désigné des interlocuteurs pour négocier avec le gouvernement. Le mouvement de Gilets jaunes est beaucoup plus large et rassemble une fraction importante de primo-engagés. Il est emblématique de ce que le sociologue Albert Ogien appelle les « pratiques politiques autonomes » qui se développe à l’écart des institutions traditionnelles de la démocratie représentative (...)
Le mode de mobilisation qui perturbe les grilles d’analyse classique est ici moléculaire, sans centre ni leader, et n’est cadré ni par un parti ou par une organisation syndicale. Le mouvement a réussi à imposer son vocabulaire et ses symboles et points de ralliement, des gilets jaunes aux ronds-points.
Une « ringardisation » des répertoires d’action traditionnels s’opère par là même. Le pouvoir est dérouté face à un mouvement sur lequel il n’a pas prise et qui refuse de produire des interlocuteurs pour négocier. (...)
Le mouvement a agi comme un révélateur de l’effritement des organisations politiques : dévitalisées et trop repliées sur leurs jeux ou enjeux propres, elles ne pèsent plus dans le débat public et ne parviennent plus à définir l’agenda public. La protestation sociale passe par d’autres canaux.
L’incompréhension des syndicats (et tout particulièrement la CGT) est à ce titre éloquente. Ils sont d’abord passés complètement à côté du mouvement qu’ils ne comprennent pas sans doute parce le mouvement est créé hors des entreprises, qu’il prospère dans des déserts syndicaux et que sa sociologie est hétérogène. (...)
Sous l’effet notamment de la professionnalisation du travail syndical, les responsables syndicaux sont de plus en plus en décalage par rapport à des aspirations pourtant proches du cœur de leur travail revendicatif, défendues par nombre de travailleurs pauvres, de retraités modestes ou de jeunes intérimaires (...)
Les partis politiques n’ont quant à eux aucune prise sur le mouvement. (...)
Les partis ne représentent pas la France « des petits moyens » [9] qui sont le cœur sociologique du mouvement. Les profonds sentiments d’injustice que le mouvement a exprimés ne sont plus portées, exprimées, politisées par les organisations de gauche traditionnelles, y compris les plus radicales comme la France Insoumise. Alors que les Gilets jaunes valident plutôt les mots d’ordre dégagistes de Jean-Luc Mélenchon (la « révolte citoyenne » contre les élites, l’auto-organisation du peuple), son mouvement s’est révélé incapable de s’approprier le mouvement. La France Insoumise est essentiellement ancrée sociologiquement dans la fonction publique, les diplômés déclassés ou la « France des quartiers » (un tiers des députés de la LFI ont été élus en Seine-Saint-Denis), autant de segments peu présents chez les Gilets jaunes mobilisés. Dans un vieux langage de la science politique, les Gilets jaunes démontrent que la fonction tribunitienne n’est plus remplie par aucune organisation. (...)
La majorité parlementaire En Marche quant à elle a largement démontré qu’elle était hors sol. (...)
François Dubet le rappelle : les organisations partisanes sont l’héritage du « régime de classes sociales » [10]. Les classes offraient une représentation unifiée et stable des inégalités et forgeaient des identités collectives. Les partis se greffaient (partiellement) sur ces identités et les entretenaient. Ils donnaient aux dominés une forme de dignité en les intégrant. Les Gilets Jaunes témoignent d’une forme d’individualisation du mécontentement social qui rend problématique son agrégation en revendications plus articulées, même si François Dubet sous-estime à tort selon nous la dimension collective et politique du mouvement.
Cette absence générale de prises partisanes sur le mouvement, ce sentiment que le mouvement échappe à tous les cadres de la politique représentative ont alimenté la perception qu’une crise politique se jouait. Le mouvement s’est révélé de fait a-partisan et/ou anti-partisan. (...)
Comme l’écrit Samuel Hayat [12], « le mouvement des Gilets jaunes s’oppose aux technocrates, mais il en reprend largement la conception péjorative de la politique partisane et la manière de penser l’action publique. Le citoyennisme est le pendant démocratique du macronisme qui nous disent tous les deux qu’il faut en finir avec les idéologies : l’un comme l’autre réduisent la politique à une suite de problèmes à résoudre, de questions auxquelles répondre ».
Une action collective pourtant organisée
Les Gilets jaunes ne sont pas pour autant un mouvement social sauvage, qui rejette toute forme d’intermédiation. Si le mouvement a fait l’économie d’une organisation, il a structuré son action, articulant habilement et de manière multi-centrée le territorial et le virtuel, les luttes de proximité des ronds-points et les réseaux sociaux, les actions en province et les manifestations parisiennes. Un travail de médiation politique et sociale a bien été produit sans organisation et sans représentation dans ses formes habituelles.
Le mouvement démontre une nouvelle fois le potentiel de mobilisation qu’offre Internet et sa capacité à élargir l’accès à la parole publique. Les réseaux sociaux et leur viralité ont tenu lieu d’organisation. Ils tendent à fonctionner comme des vecteurs et ascenseurs contestataires puissants qui ont permis de relier des gens inconnus dans une forme d’immédiateté et d’agréger soutiens et mots d’ordre. (...)
Une forme de réintermédiation numérique s’opère. Via les réseaux sociaux, le mouvement a aussi produit et porté sa propre communication hors des canaux médiatiques traditionnels en imposant progressivement son langage et ses codes sur les plateaux de télévision, devenus friands de figures profanes et anonymes. Facebook, Twitter, Whatsapp… semblent avoir réduit l’avantage structurel que les élites ou sur les organisations traditionnelles ont sur les citoyens ou les populations dominées, à savoir le monopole des opinions, le contrôle de l’agenda, de l’ordre du jour, de ce dont on parle, de « ce qui se passe » et de ce qui est important.
Le mouvement a rempli une autre fonction sans organisation. Un travail d’élaboration d’une ligne politique s’est peu à peu déployé, certes de manière éclatée, mais qui a conduit à un élargissement de la cause initiale (l’opposition de la taxe carbone, détonateur de la mobilisation) et à une montée en généralité. Les Gilets jaunes ont permis un partage de souffrances sociales, rendues publiques, encouragé l’expression de récits individuels de misères, mais ce rôle purement expressif a été progressivement dépassé par la transmutation de misères individuelles en une cause collective qui s’est dégagée même si elle est restée confuse. (...)
Des principes de justice sociale, de dignité, de reconnaissance ont été construits très au-delà des revendications ponctuelles initiales. Une liste de 42 revendications relativement cohérente est publiée le 28 novembre [13]. Les Gilets jaunes ont de fait réussi à interconnecter une série d’inégalités à partir d’une question de pouvoir d’achat liée à la taxe essence. Si les revendications ont été évolutives, souvent contradictoires et non priorisées, formant une liste à la Prévert [14], ils ont réussi à mettre la justice sociale au cœur du débat public. (...)
un socle de revendications fait l’unanimité autour d’un agenda de justice sociale. (...)
Outre cette fonction de structuration de l’opinion, le mouvement a assumé une autre fonction que les partis et organisations politiques remplissent de moins en moins : celle de sociabilité, de solidarité et de socialisation (...)
Ces échanges et ces relations sociales ont aussi été le creuset d’un processus de politisation et d’apprentissage de la politique. (...)
Cette auto-organisation a été efficace, mais la question de la durabilité du mouvement et celle, subséquente, de sa mise en organisation se sont rapidement posées. (...)
une alternative classique des mouvements émergents : prendre parti au risque d’être pris par la politique partisane. Nuit Debout quelques années plus tôt a été traversé par les mêmes interrogations et dilemmes. Les mobilisés sont-ils si réfractaires à toute organisation ? On peut en douter. L’enquête de Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion à Dieppe montre que 91 % des enquêtés souhaitent se structurer en un mouvement organisé et durable, et que 80 % pensent qu’il faut des porte-parole pour les représenter. La question pratique du « comment » est plus problématique…
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Ne pas être ou être devenu un parti ou une organisation : c’est à la fois la force des Gilets jaunes… et leur faiblesse. (...)
En dépit de leurs impasses, les Gilets jaunes auront mis au cœur du débat public la question démocratique. Loin de glisser vers des thématiques xénophobes, l’agenda des Gilets jaunes a évolué, selon une certaine cohérence, de la justice sociale vers la question démocratique, selon un processus assez proche de Nuit Debout (alors que la sociologie des deux mouvements était au départ très différenciée) [17]. Comme si, désormais, la question de la démocratisation des institutions était le préalable à la résolution de la crise sociale...