
Jeudi 8 novembre s’ouvre à Gap le procès des 3 + 4 de Briançon. Il appartient à la justice de savoir si elle veut donner raison au droit contre l’État, ou à l’État contre le droit. Va-t-elle accepter les termes d’un procès politique sans prendre en compte ce qui s’y joue politiquement, prenant ainsi parti, avec l’État, contre les solidaires, et avec les identitaires ?
Les personnes qui sont aujourd’hui en jugement ne sont pas accusées de porter secours à des migrants ; c’est pour avoir participé à une manifestation protestant contre le blocage de la frontière franco-italienne par un groupuscule d’extrême droite, mais aussi contre l’indulgence coupable des pouvoirs publics qui fermaient les yeux sur cette action illégale. L’enjeu n’est donc pas tant humanitaire que politique.
Rappelons le point de départ de cette affaire. Le 21 avril 2018, Génération identitaire déploie au Col de l’Échelle, avec le soutien d’un hélicoptère, une milice d’une centaine d’hommes pour bloquer la frontière franco-italienne. Et le mouvement de s’enorgueillir de son triomphe : « Aucun migrant clandestin n’a réussi à s’introduire en France aujourd’hui ! » Ces activistes se vanteront même, avec une photo diffusée sur Twitter, d’en avoir refoulé. En tout cas, le site du mouvement utilise d’ailleurs pour sa propagande les images martiales de ce coup d’éclat où défilent dans la neige ces jeunes gens en uniforme bleu.
Ce groupe d’extrême droite s’était déjà fait connaître, l’année précédente, pour avoir armé un bateau, le C-Star, contre les ONG qui sauvent des vies en Méditerranée. David Duke, ancien Grand Wizard du Ku Klux Klan revenu sur le devant de la scène le même été 2017 lors des manifestations de suprémacistes blancs de Charlottesville, accorde un soutien précieux à ces identitaires venus de plusieurs pays européens. Pour eux, renvoyer les migrants vers la Libye, c’était mener « une grande mission de sauvetage en Méditerranée, une mission pour sauver l’Europe de l’immigration clandestine » – d’où le nom de l’opération : « Defend Europe ». On se plaisait alors à railler ces fascistes d’opérette : non seulement ils n’avaient rien accompli, mais à Chypre, des Sri-lankais débarquaient du C-Star pour demander l’asile... Pire : ces « apprentis marins » révélaient avoir payé pour leur voyage !
Pourtant, loin d’être poursuivis comme des passeurs, les identitaires n’ont pas été inquiétés par la justice. (...)
Le 21 avril 2018, encouragée par l’attitude de l’Europe, Génération identitaire s’enhardit en France et prend le contrôle de la frontière au Col de l’Échelle. Or c’est une même absence de sanction de la part des pouvoirs publics. Le ministre de l’Intérieur ne voit dans cette démonstration de force que « gesticulations » : Gérard Collomb s’abstient donc d’intervenir. Dès le 27 avril, après 24 heures d’enquête, le procureur de la République de Gap déclare dans un communiqué n’avoir pu « constater aucune infraction pénale. » C’est seulement dans une circulaire du 4 mai que le ministère de la Justice le reconnaîtra discrètement : les militants identitaires auraient pu être poursuivis, accusés « de s’immiscer dans l’exercice d’une fonction publique », voire d’« exercer une activité dans des conditions de nature à créer dans l’esprit du public une confusion avec l’exercice d’une fonction publique. »
C’est dans ce contexte d’inaction de l’État qu’il faut comprendre la mobilisation des militants aujourd’hui en procès face à cette milice qui s’affiche impunément au grand jour. (...)
Il est d’autant moins possible de dire que l’État se contente de faire appliquer la loi qu’il est le premier à l’enfreindre – et tout particulièrement à la frontière franco-italienne. Le 16 octobre 2018, une douzaine d’associations (dont Amnesty, la Cimade, Emmaüs, le GISTI et Médecins sans frontières) ont dénoncé « les violations systématiques des droits des personnes exilées » à Briançon, avec des « pratiques illégales » telles que « refoulements de personnes exilées dont des mineurs, contrôles discriminatoires, courses-poursuites dans la montagne, propos menaçants et insultants, entraves à l’enregistrement des demandes d’asile, absence d’interprètes, etc. » Autrement dit, ce sont les ONG qui doivent rappeler aujourd’hui le droit à l’État.
Mais c’est aussi la Commission nationale consultative des droits de l’homme, soit une institution de la République : elle a en effet rendu le 19 juin un avis tout aussi accablant sur « la situation des personnes migrantes à la frontière franco-italienne ». La première section s’intitule en effet : « Le passage des frontières : la République hors droit. » Il ne s’agit pas seulement des migrants, mais aussi des aidants : la CNCDH, anticipant sur la décision du Conseil constitutionnel qui allait reconnaître le 6 juillet un « principe de fraternité », oppose ainsi le « délit de solidarité » à un « devoir de fraternité ».
Or, à la frontière franco-italienne, « la CNCDH a été informée de nombreuses intimidations, menaces, arrestations, poursuites et même condamnations, envers celles et ceux qui aident, par humanité et sans contrepartie, les personnes migrantes. Elle a également fait le constat de dangereux amalgames entre les aidants solidaires et les passeurs par les représentants de l’État, ces derniers accusant les bénévoles et les associations, si ce n’est d’encourager les arrivées sur le territoire français par l’organisation d’un accueil des personnes migrantes, du moins de faire le jeu des passeurs. » Et la Commission de se déclarer « profondément choquée par la différence de traitement judiciaire entre les aidants et des activistes du mouvement Génération identitaire. »
Effectivement, en poursuivant les manifestants et pas Génération identitaire, l’État défend bien aujourd’hui le droit de ne pas respecter le droit. (...)
Il est clair que le préfet n’agit pas sans l’aval de sa hiérarchie. Autrement dit, les plus hautes instances de l’État encouragent un de ses représentants à ne pas respecter la loi – non pas une fois, à titre exceptionnel, mais de manière systématique, au mépris de la justice.(...)
Il appartient à la justice de savoir si elle veut donner raison au droit contre l’État, ou à l’État contre le droit. Peut-elle accepter les termes d’un procès politique sans prendre en compte ce qui s’y joue politiquement, prenant ainsi parti, avec l’État, contre les solidaires, et avec les identitaires ? Le prix à payer pour priver les étrangers de leurs droits sera-t-il de priver les Français et les Européens du droit à manifester ? Le procès du 8 novembre arrive avant la neige, et donc avant la mort en montagne, durant l’hiver, d’exilés dont on retrouvera les corps au dégel. Le tribunal de Gap va-t-il donner raison à l’État, malgré les cadavres de la politique d’immigration, ou mettre un coup d’arrêt au délitement de l’État de droit ?
Lire aussi : Aide aux migrants : le procès des "7 de Briançon" s’ouvre à Gap
Le procès de sept militants suspectés d’avoir permis l’entrée de migrants fin avril près de Briançon a débuté jeudi matin devant le tribunal correctionnel de Gap (Hautes-Alpes), où un important dispositif policier a été déployé pour prévenir tout débordement, a constaté un journaliste de l’AFP. (...)
Cette affaire a déjà mobilisé jusqu’en Grèce, où des anarchistes ont cette semaine signé sur les murs extérieurs de l’Institut français d’Athènes des slogans réclamant "la liberté" pour les prévenus.
Le 31 mai, le tribunal correctionnel de Gap avait levé le placement sous contrôle judiciaire des trois prévenus étrangers, les seuls poursuivis dans un premier temps, et renvoyé leur procès après des débats intenses sur la question de l’aide aux migrants.
La justice avait notamment souhaité temporiser dans l’attente d’un avis du Conseil constitutionnel, saisi à la mi-mai sur la question du "délit de solidarité".
En juillet, les sages avaient souligné qu’au nom du "principe de fraternité", une aide désintéressée au "séjour" irrégulier ne saurait être passible de poursuites, l’aide à "l’entrée" restant toutefois illégale.