
Le mouvement ATD Quart monde (Agir Tous pour la Dignité) lutte contre la misère. Pour cela, le mouvement cherche à instaurer des liens entre des groupes sociaux très différents. Il n’est pas facile d’aller vers l’autre, tant la société véhicule des préjugés. ATD utilise souvent la culture avec les enfants, notamment les bibliothèques de rue. Un acte de résistance dans une société du contrôle ?
Les trois savoirs
Dernièrement j’ai passé une soirée avec un groupe qui semblait assez éclectique de prime abord : le responsable d’une entreprise de services qui emploie des chômeurs longue durée, une personne ayant connu la grande pauvreté devenu réparateur d’ordinateurs (dans la dite-entreprise), un syndicaliste anticlérical (au ton très professoral), un séminariste, un ancien chercheur au commissariat à l’énergie atomique, une médecin, une assistante médicale, une chargée de formation (notre hôtesse), une candidate aux élections. La table avait été dressée dans un petit jardin à l’arrière d’une maison des années 30. Quand l’averse est tombée, nous sommes rentrés en vitesse dans la salle à manger pour poursuivre les discussions.
Ce groupe partageait un combat commun : l’éradication de la misère. En écrivant ces mots, je me dis combien cela semble utopique. Aussi dingue que combattre la crise climatique.
Une idée a été développée par ATD Quart Monde pour lutter contre la misère : ceux qui la connaissent sont les plus légitimes à trouver des solutions pour eux-mêmes. Cette approche est l’ADN du mouvement. Tous, autour de la table, en faisaient partie. Ne pas penser à la place des autres. Ne pas donner de leçon. Un angle que j’ai mis longtemps à comprendre et que j’ai encore du mal à appliquer. Résoudre le problème des inégalités pour les plus pauvres permet de résoudre le problème des inégalités de la société toute entière. Qui peut le plus, peu le moins. (...)
Les Français sont plutôt engagés pour des causes qui leur tiennent à cœur (presque un sur deux) mais seulement 20% adhèrent à une des 1,5 millions d’associations française. Les engagements de ces associations concernent à 50% le social (en grande majorité le caritatif puis l’aide aux malades, la santé, l’emploi et l’insertion), à 40% les sports et loisirs et enfin 10% concerne l’environnement. Il y a une forte corrélation entre le niveau d’étude et l’engagement. Plus une personne a fait des études, plus elle est susceptible de faire du bénévolat. (...)
Mais même dans les associations caritatives on peut faire de l’entre-soi social. Et plus on fait de l’entre-soi, moins on partage ce volet si important de la compréhension du monde : le savoir d’un vécu très différent du sien.
Notre réparateur d’ordinateurs n’arrêtait pas de parler et de blaguer. Il disait qu’il allait bientôt avoir quarante-cinq ans. Lui seul dans ce groupe avait vécu véritablement la misère, même si d’autres l’avaient côtoyée, en habitant délibérément dans des cités pour mieux comprendre, pour mieux aider. Il fit allusion à son enfant placé, faute de logement décent. Il expliqua qu’il s’en était sorti grâce au mouvement ATD Quart-Monde. Il lui vouait depuis une reconnaissance absolue. Il disait coller des autocollants partout pour en faire la promotion. Il était même capable d’en coller sur un bus qui passerait devant lui, avait-il ajouté. Son engagement à ATD et son emploi au sein d’un projet pilote du mouvement pour combattre le chômage de longue durée, l’avait conduit à rencontrer plusieurs personnes politiques. Emmanuel Macron par exemple. Il nous raconta les blagues (pas de très bon goût..) qu’il avait faites en les invectivant. J’imaginais pour ces dirigeants politiques, combien cela pouvait conforter des préjugés (que nous avons tous) sur ceux qui n’ont eu accès à rien, ni éducation, ni travail, ni logement. Pourquoi ces impasses de communication ?
Un jour quelqu’un d’ATD m’avait expliqué qu’il y a trois sortes de savoir : Le savoir académique que l’on apprend à l’école ou en étudiant, le savoir d’action, c’est-à-dire celui qu’on développe en pratiquant une activité et enfin le savoir du vécu, c’est-à-dire la connaissance de ce que l’on ressent. Ce savoir est méconnu, il est ignoré même des scientifiques. C’est ce qui explique que deux personnes très différentes peuvent ne pas se comprendre. (...)
Même quelqu’un qui n’a pas été à l’école, qui a été chômeur toute sa vie a quelque chose à nous apprendre : Le savoir de son vécu. Cela engage à rester modeste face à ceux que l’on méprise pour leur soit disant ignorance.
L’importance des mots dans une société de contrôle
Edgar Morin a expliqué combien les mots pouvaient induire des effets réels. Quand les journaux parlent de « vagues » de migrants, nous imaginons un déferlement, un envahissement. Alors que si on parlait de flux de migrants (le mot juste), l’imagerie populaire serait tout autre. Il y a plus d’Italiens à l’étranger que de migrants qui arrivent en Italie par exemple, pourquoi nous parle-t-on de vague de migrants en Italie ? Tous les journaux parlent de vague et non pas de flux. Et les conséquences de cette communication sont terribles. Il y a quelques jours, j’écoutais une interview que je trouvais très intéressante de Gilles Deleuze dans laquelle il donnait une définition de la communication : c’est la transmission d’une information c’est-à-dire un ensemble de mots d’ordre. Informer c’est faire circuler un mot d’ordre ; informer c’est dire ce que vous êtes sensés devoir croire. Communiquer ainsi sur des vagues de migrants, c’est faire croire à un déferlement. Ne dit-on pas que nous sommes dans une société de l’information ? Ne dit-on pas que nous sommes abreuvés d’informations ? L’information c’est exactement le système du contrôle. (...)
L’expérience de la bibliothèque de rue
J’ai entendu parler des bibliothèques de rue il y a deux ans environ. Pour rendre service, j’avais retranscrit une interview d’une personne engagée à ATD. J’avais donné ce coup de main à l’époque pour donner de mon temps afin de soutenir une cause, sans forcément être moi-même engagé. Les motivations qui m’avaient conduit à donner ce temps étaient similaires à celles de la majorité des gens dans ce cas : d’abord par la connaissance directe de bénévoles (la personne qui m’avait sollicité) et certainement la volonté d’être utile. Dans cette interview, cette personne expliquait son expérience à Marseille. Elle habitait un quartier qui s’appelle Felix Pyat Bellevue et animait une bibliothèque de rue. Il y avait dans cette cité, toute une action sur l’enfance, un projet autour de la question de rassembler le quartier grâce aux enfants, car il y avait des communautés très différentes et des conflits très forts. Elle participait à deux bibliothèques par semaine, directement dans la rue ou dans la cage d’escalier.
Aller vers l’autre : exactement ce qu’a proposé notre ancien syndicaliste anticlérical, approuvé par son voisin de table séminariste. Il expliquait vouloir faire du porte à porte, avec une sorte de rage viscérale. Parce que le monde est au bord du gouffre. Parce qu’il faut s’engager. Du porte à porte. Un peu comme en politique. La proposition n’eut pas grand succès, on ne pouvait pas être partout.
Après la retranscription de cette fameuse interview, j’étais allé à la bibliothèque de rue de Noisy en accompagnement de quelqu’un qui m’est cher. Je n’y étais pas allé forcément très régulièrement au début. Mais depuis quelques temps, j’ai beaucoup réfléchis au sens : il n’y a pas de jugement dans les bibliothèques de rue, il n’y a pas d’aide matérielle. Juste lire des livres et échanger avec les enfants. Lire des livres parce que les mots sont importants, parce qu’ils peuvent avoir des conséquences réelles. Il se trouve qu’en sortie du confinement, j’ai eu une sorte de remise en question personnelle. Je me suis trouvé lâche de ne pas être allé plus souvent à la bibliothèque de Noisy. Souvent, le samedi, j’allais plutôt faire des courses sur le marché. Un rituel important pour cuisiner le week-end. Mais qu’est ce qui est important au fond ? J’ai alors décidé d’y aller le plus possible et de témoigner à ma manière en réalisant des dessins à l’aquarelle.
Parfois je poste mes dessins sur Facebook dans un groupe « bibliothèques de rue » où il y a des photos de bibliothèque de rue du monde entier. L’autre jour, j’ai posté un dessin d’une petite fille qui ne parle jamais. (...)
Qui vient à l’autre ? le livre ou l’enfant ?
Chaque samedi, il y a toujours à la fin l’écriture du compte-rendu. Avec le titre des livres, leur résumé. Chacun essaye surtout de se souvenir du prénom de chaque enfant. Une litanie de titres de livres avec le prénom des enfants. Quelques petits témoignages aussi pour mieux les connaître (...)
Accompagner une petite troupe d’enfants en goguette sur un parvis en béton. Des enfants qui aiment écouter des histoires et faire des dessins. Des parents qui les surveillent en coin de fenêtre de leur chambre et rien que le ciel bleu ou parfois la pluie pour couvrir les rires. Il y a bien des pigeons morts et des caddies renversés en contrebas du parvis. Il y a bien des bandes d’ados dans les coursives et quelques descentes de police parfois. Mais finalement ils sont loin, on ne les voit pas du premier coup d’œil. Il y a toujours un peu une ambiance de fête d’école. Alors, en lisant ces livres, on découvre la puissance des mots et des images. (...)
qu’est ce qui lie toutes ces personnes dans l’expérience des bibliothèques de rue ? Qu’est ce qui me lie à ceux qui apprécient la publication de mes dessins ? Qu’est ce qui nous lie à essayer de combattre les idées reçues, à tenter de prendre assez de recul pour comprendre l’autre dans une société qui nous abreuve de mots d’ordre pour que chacun reste à sa place ?
Un acte de résistance dans une société du contrôle.