
Par Pablo Iglesias. Leader de Podemos, parti espagnol issu du Mouvement des Indignés qui, en même pas un an d’existence, est devenu la deuxième force politique en Espagne. Les sondages le donnent même en tête des intentions de vote pour les élections générales qui approchent à grands pas.
Une petite leçon de politique par Pablo Iglesias, citoyen madrilène, professeur de sciences politiques et homme du peuple, devenu en quelques mois le porte-voix de tous ceux que la crise a frappés et que les pouvoirs publics ont abandonnés.
Je sais pertinemment que la clé pour comprendre l’histoire des cinq siècles passés est l’émergence de catégories sociales spécifiques, appelées “classes”. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Quand le mouvement des Indignés a commencé, sur la place de la Puerta del Sol, des étudiants de mon département, le département de sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid, des étudiants très politisés (ils avaient lu Karl Marx et Lénine) se confrontaient pour la première fois de leur vie à des gens normaux.
Ils étaient désespérés : “Ils ne comprennent rien ! On leur dit qu’ils font partie de la classe ouvrière, même s’ils ne le savent pas !” Les gens les regardaient comme s’ils venaient d’une autre planète. Et les étudiants rentraient à la maison, dépités, se lamentant : “ils ne comprennent rien”.
[A eux je dis], “Ne voyez-vous pas que le problème, c’est vous ? Que la politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison ?” Vous pouvez avoir la meilleure analyse du monde, comprendre les processus politiques qui se sont déroulés depuis le seizième siècle, savoir que le matérialisme historique est la clé de la compréhension des mécanismes sociaux, et vous allez en faire quoi, le hurler aux gens ? “Vous faites partie de la classe ouvrière, et vous n’êtes même pas au courant !”
L’ennemi ne cherche rien d’autre qu’à se moquer de vous. Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un grand drapeau, puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que les gens, les travailleurs, ils préfèrent l’ennemi plutôt que vous. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Ils ne vous comprennent pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez raison ! Vous pourrez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais”. (...)
Vous et moi, on peut souhaiter que la terre soit un paradis pour l’humanité. On peut souhaiter tout ce qu’on veut, et l’écrire sur des tee-shirts. Mais la politique a à voir avec la force, pas avec nos souhaits ni avec ce qu’on dit en assemblées générales. Dans ce pays il n’y a que deux syndicats qui ont la possibilité d’organiser une grève générale : le CCOO et l’UGT. Est-ce que cette idée me plaît ? Non. Mais c’est la réalité, et organiser une grève générale, c’est dur.
J’ai tenu des piquets de grève devant des stations d’autobus à Madrid. Les gens qui passaient là-bas, à l’aube, vous savez où ils allaient ? Au boulot. C’étaient pas des jaunes. Mais ils se seraient faits virer de leur travail, parce qu’à leur travail il n’y avait pas de syndicat pour les défendre.Parce que les travailleurs qui peuvent se défendre ont des syndicats puissants. Mais les jeunes qui travaillent dans des centres d’appel, ou comme livreurs de pizzas, ou dans la vente, eux ne peuvent pas se défendre.
Ils vont se faire virer le jour qui suivra la fin de la grève, et ni vous ni moi ne serons là, et aucun syndicat ne pourra garantir qu’ils pourront parler en tête-à-tête avec le patron et dire : “vous feriez mieux de ne pas virer cet employé pour avoir exercé son droit de grève, parce que vous allez le payer”. Ce genre de choses n’existe pas, peu importe notre enthousiasme.
La politique, ça n’est pas ce que vous ou moi voudrions qu’elle soit. Elle est ce qu’elle est, terrible
Terrible. Et c’est pourquoi nous devons parler d’unité populaire, et faire preuve d’humilité. Parfois il faut parler à des gens qui n’aiment pas notre façon de parler, chez qui les concepts qu’on utilise d’habitude ne résonnent pas. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que nous nous faisons avoir depuis des années. Le fait qu’on perde, à chaque fois, implique une seule chose : que le “sens commun” des gens est différent de ce que nous pensons être juste. Mais ça n’est pas nouveau. Les révolutionnaires l’ont toujours su. La clé est de réussir à faire aller le “sens commun” vers le changement.(...)
Il y a plus de potentiel de transformation sociale chez un papa qui fait la vaisselle ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son petit-fils qu’il faut partager les jouets, que dans tous les drapeaux rouges que vous pouvez apporter à une manif. Et si nous ne parvenons pas à comprendre que toutes ces choses peuvent servir de trait d’union, l’ennemi continuera à se moquer de nous.
C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles habituels. Ca lui fait plaisir, à l’ennemi, car il sait qu’aussi longtemps que nous ressemblerons à cela, nous ne représenterons aucun danger. (...)
Mais quand on commence à rassembler des centaines, des milliers de personnes, quand on commence à convaincre la majorité, même ceux qui ont voté pour l’ennemi avant, c’est là qu’ils commencent à avoir peur. Et c’est ça qu’on appelle la politique. C’est ce que nous devons apprendre. (...)
Il est ridicule de vouloir transformer la société en imitant l’histoire, en imitant des symboles. Les expériences d’autres pays, les événements qui appartiennent à l’histoire ne se répètent pas. La clé c’est d’analyser les processus, de tirer les leçons de l’histoire. Et de comprendre qu’à chaque moment de l’histoire, si le “pain et paix” que l’on prononce n’est pas connecté avec les sentiments et les pensées des gens, on ne fera que répéter, comme une farce, une tragique victoire du passé.