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Le renouveau de la révolte noire américaine (I)
Article mis en ligne le 4 juin 2020
dernière modification le 3 juin 2020

Le soulèvement populaire noir qui embrase les États-Unis à la suite du meurtre de George Floyd par la police s’inscrit dans une longue série, dont le dernier acte a pris le nom de « Black Lives Matter ». Une histoire que retrace la militante antiraciste, féministe et anticapitaliste américaine Keeanga-Yamahtta Taylor.

« Je ne suis pas triste que les noirs américains se révoltent ; c’était non seulement inévitable mais éminemment désirable, écrit Martin Luther King quelques semaines avant son assassinat en avril 1968. Sans cette belle effervescence, les faux-fuyants et les atermoiements du passé auraient continué indéfiniment. Les noirs ont claqué la porte sur un passé de passivité accablante. Ils n’ont rarement, au cours de leur longue histoire sur le sol des États-Unis, lutté pour leur liberté avec autant de créativité et de courage. Nous vivons de belles années d’émergence ; elles sont douloureuses mais inévitables. […] Dans ces circonstances éprouvantes, la révolution noire est bien plus qu’une lutte pour les droits des noirs. Elle oblige les États-Unis à affronter ses travers inextricables : racisme, pauvreté, militarisme et matérialisme. Elle fait apparaître au grand jour ces maux profondément enracinés dans toute la structure sociale. Elle révèle des travers non pas superficiels, mais systémiques, et montre que le véritable enjeu que nous devons affronter est la reconstruction radicale de la société. […] Les dissidents d’aujourd’hui disent à la majorité complaisante que continuer à éluder ses responsabilités sociales dans un monde instable, c’est s’exposer au désastre et à la mort. L’Amérique n’a pas encore changé parce qu’un grand nombre de gens pensent qu’elle n’a pas à changer, mais c’est là l’illusion des damnés. L’Amérique doit changer parce que vingt-trois millions de citoyens noirs ne peuvent plus se complaire passivement dans un passé misérable. Ils ont quitté la vallée du désespoir ; la lutte leur a donné du courage. Avec leurs alliés blancs, ils secoueront les murs des prisons jusqu’à ce qu’ils tombent. L’Amérique doit changer 1. » (...)

Dans ce qu’on considère comme une « société d’abondance », le chômage, le travail précaire, le mal-logement et les violences policières maintiennent la grande majorité des Afro-Américains dans ce que Malcolm X a un jour qualifié de « cauchemar américain ». De fait, au cours des années 1960, le fardeau continuel de leurs conditions d’existence allait pousser plus d’un demi-million d’Afro-Américains – presque aussi nombreux que les soldats envoyés au Vietnam – à se soulever au « pays de la liberté ».

Il est rarement utile de comparer les époques ; il est encore plus inutile de contempler le passé pour se dire que rien n’a changé. Mais les paroles de Martin Luther King tracent des continuités douloureuses entre présent et passé et rappellent que dans certains cas, le passé n’est pas encore derrière nous. Pendant dix mois, entre l’été et l’automne 2014 et entre l’hiver et le printemps 2015, les États-Unis ont été secoués par de grandes vagues de manifestations menées par des Afro-Américains en réponse au meurtre par la police d’un jeune noir, Michael Brown. Dans la canicule du mois d’août, les habitants de Ferguson (Missouri) se sont révoltés, révélant au monde la violence raciste de la police aux États-Unis. Huit mois plus tard, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, la ville de Baltimore explosait de rage suite au meurtre par la police du jeune Freddie Gray.

La description de Martin Luther King pourrait facilement s’appliquer à l’apparition de ce mouvement contestataire. Ce qui a commencé comme une lutte locale portée par de simples habitantes et habitants noirs de Ferguson qui, pendant plus de cent jours, ont « claqué la porte sur une passivité accablante » en demandant justice pour Brown, est devenu un mouvement national contre les violences policières et les meurtres quotidiens d’Afro-Américains non armés.

On peut affirmer sans exagérer qu’un véritable permis de tuer a été délivré aux hommes et aux femmes en bleu qui patrouillent dans les rues des États-Unis – et qu’ils n’hésitent pas à en faire usage. Le plus souvent, les violences policières, y compris le meurtre ou la tentative de meurtre, visent des Afro-Américains. (...)

Il devrait aller de soi que, s’agissant de la justice pénale états-unienne, les meurtres et les violences perpétrés par la police ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Peut-on s’étonner qu’un nouveau mouvement ait pris pour slogan l’expression « Black lives matter » quand il est si clair que, pour la police, les vies des noirs n’ont aucune importance ?

Mais pour comprendre le contrôle policier intensif qui vise la population noire, il faut le replacer dans le contexte plus large et plus ancien de la « guerre contre la drogue » et des effets de l’incarcération de masse. Les États-Unis représentent actuellement 5 % de la population mondiale, mais 25 % de la population carcérale mondiale. Plus d’un million d’Afro-Américains sont en prison, et leur taux d’incarcération est six fois plus élevé que celui des blancs. La surincarcération systématique des personnes noires, et des hommes noirs en particulier, a créé un amalgame entre race, risque et délinquance qui sert à légitimer la surveillance policière des communautés noires – et ses conséquences. Or, comme l’a montré Michelle Alexander, l’emprisonnement des hommes noirs débouche sur leur stigmatisation sociale et leur marginalisation économique, ne laissant guère d’autre choix à la majorité d’entre eux que de s’adonner à la délinquance pour survivre (...)

Il devrait aller de soi que, s’agissant de la justice pénale états-unienne, les meurtres et les violences perpétrés par la police ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Peut-on s’étonner qu’un nouveau mouvement ait pris pour slogan l’expression « Black lives matter » quand il est si clair que, pour la police, les vies des noirs n’ont aucune importance ?

Mais pour comprendre le contrôle policier intensif qui vise la population noire, il faut le replacer dans le contexte plus large et plus ancien de la « guerre contre la drogue » et des effets de l’incarcération de masse. Les États-Unis représentent actuellement 5 % de la population mondiale, mais 25 % de la population carcérale mondiale. Plus d’un million d’Afro-Américains sont en prison, et leur taux d’incarcération est six fois plus élevé que celui des blancs. La surincarcération systématique des personnes noires, et des hommes noirs en particulier, a créé un amalgame entre race, risque et délinquance qui sert à légitimer la surveillance policière des communautés noires – et ses conséquences. Or, comme l’a montré Michelle Alexander, l’emprisonnement des hommes noirs débouche sur leur stigmatisation sociale et leur marginalisation économique, ne laissant guère d’autre choix à la majorité d’entre eux que de s’adonner à la délinquance pour survivre (...)

Cette crise dépasse le problème des taux élevés d’incarcération ; car ce qui permet à la police de tuer des personnes noires sans risquer d’être punie, c’est la perpétuation de stéréotypes profondément ancrés, comme l’idée que les Afro-Américains seraient particulièrement dangereux, insensibles à la douleur et à la souffrance, irresponsables et insouciants, dépourvus d’empathie, de solidarité et d’humanité. (...)

au lendemain des luttes de libération noire des années 1960, la disparition de toute référence à la race dans les textes de loi et l’évolution des mentalités étaient censées avoir levé tout obstacle à l’avènement d’une ère nouvelle de réussite et d’accomplissement pour les noirs. (...)

Désormais, quand les individus sont maltraités du fait de leur race, on considère ces actes comme un manquement à la bonne conduite et une transgression morale, et non « plus [comme] un phénomène endémique, entériné par la législation et la coutume », déclarait Obama en mars 2015 lors de la commémoration du cinquantième anniversaire du Voting Rights Act 6.

Voilà précisément pourquoi le spectacle des violences et des crimes policiers impunis s’est métamorphosé en crise politique. Après tout, les États-Unis ne se contentent pas de se féliciter d’abriter une société indifférente à la race ; ils s’appuient ouvertement sur cette supposée absence de racisme pour faire valoir leurs traditions démocratiques et leur légitimité à se comporter en gendarmes du globe. (...)

Si ces attaques ont des conséquences sur la population noire, elles servent aussi de cheval de Troie à une offensive bien plus large contre les classes populaires dans leur ensemble, blancs et Hispaniques inclus. Bien sûr, le démantèlement de l’État providence a un impact démesuré sur les Afro-Américains, mais dans un pays où les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ne cessent de se creuser, les budgets d’austérité et les offensives politiques contre la redistribution desservent l’ensemble des citoyens ordinaires. Cela montre, contre toute attente, que même les personnes blanches des milieux modestes ont intérêt à dénoncer le racisme de la société états-unienne : cela leur permettrait de revendiquer avec les non-blancs un système de protection sociale élargi et robuste visant à redistribuer la richesse et les ressources des plus aisés aux classes populaires. À l’inverse, on comprend pourquoi les élites économiques ont un tel intérêt à se prévaloir de l’indifférence à la race et à perpétuer le mythe de la méritocratie états-unienne. (...)

Le fossé entre riches et pauvres est encore plus prononcé chez les ménages noirs que chez les blancs. Les foyers blancs les plus riches possèdent 74 fois plus qu’une famille moyenne blanche. Mais l’écart chez les Afro-Américains est stupéfiant : les familles les plus riches possèdent 200 fois plus que le foyer moyen noir. Les Afro-Américains représentent 1,4 % des 1 % d’Américains les plus riches – et sur 14 millions de foyers noirs, seuls 16 000 font partie de ces 1 %. (...)

Les différences de classes entre Afro-Américains ont toujours existé, mais les législations racistes les maintenaient auparavant souvent entre eux au sein d’une même communauté noire. Aujourd’hui, l’absence de barrières formelles à la réussite économique et politique a accru la différenciation entre Afro-Américains et mis à mal l’idée de « communauté ».

L’élite noire est pourtant loin de s’être totalement affranchie du racisme. De fait, elle reste beaucoup moins importante numériquement que l’élite blanche, a plus de dettes et moins de patrimoine global net que les riches blancs. Néanmoins, ses membres vivent les inégalités raciales très différemment des Afro-Américains pauvres et prolétaires, et tirent des conclusions différentes sur leur signification. (...)

Les élites noires, en particulier, interprètent leur propre réussite comme une validation des fondements politiques et économiques de la société états-unienne et une démonstration de la responsabilité personnelle de ceux qui n’ont pas réussi. Rendre les noirs responsables des inégalités qu’ils subissent n’est certes pas une nouveauté, mais les mouvements sociaux des années 1960 avaient diffusé des critiques structurelles pénétrantes sur la pauvreté et l’exclusion des noirs, héritages d’une société qui, pour une bonne partie de son existence, a tiré sa richesse de l’oppression et de l’exploitation des Afro-Américains. Dans Black Power, le révolutionnaire noir Stokely Carmichael et le sociologue Charles Hamilton ont forgé le concept de « racisme institutionnel » 12. C’était un terme visionnaire, dans la mesure où il a anticipé sur le basculement vers le concept d’indifférence à la race et l’idée qu’il n’y a de racisme que là où l’intention est indéniable. (...)

Surtout : c’est le résultat qui compte, et non les intentions des individus impliqués. Le concept de racisme institutionnel reste le meilleur outil pour comprendre comment les noirs peuvent subir de telles privations dans un pays aussi riche que les États-Unis. Il est essentiel pour répondre aux accusations qui rendent les Afro-Américains largement responsables de leur sort.

Le débat sur la nature des inégalités subies par la population noire n’est pas anodin ; il revêt de profondes implications politiques quant à la nature de la société. (...)

Si, historiquement, les émeutes ont presque toujours été déclenchées par des épisodes de violences policières, celles-ci n’ont jamais constitué que la partie émergée de l’iceberg. Et cela n’a pas changé.