
Le journaliste David Dufresne, auteur de « Maintien de l’ordre », estime que les forces de police ont perdu de leur savoir-faire ces dernières semaines.
Samedi 8 décembre, le gouvernement avait prévu 8 000 membres des forces de l’ordre pour contenir les débordements liés à la manifestation des 10 000 Gilets jaunes sur les Champs-Élysées. Le ministère de l’Intérieur avait prévu un dispositif mobile censé s’adapter aux groupes de casseurs, et éviter les dégradations de monuments historiques comme la semaine précédente avec l’Arc de Triomphe. Samedi, dès dix heures du matin, les policiers et CRS dispersaient la foule à l’aide de grenades lacrymogènes. À la fin de la journée, Emmanuel Grégoire, adjoint à la maire de Paris Anne Hidalgo, accusait « beaucoup plus de dégâts » que le samedi précédent où seulement 8 000 manifestants étaient présents.
Pour David Dufresne, journaliste auteur de l’enquête Maintien de l’ordre ( Hachette Littérature , 2007), le gouvernement ne respecte plus la doctrine française consistant à « montrer sa force pour ne pas s’en servir », qui a fait la gloire du pays, notamment depuis Mai 68 où aucune victime n’avait été à déplorer.
Cinquante ans plus tard, la multiplication d’images et vidéos montrant des CRS abuser de la force sur des manifestants (scène du Burger King) ou humilier des lycéens (Mantes-la-Jolie) prouve que les forces de l’ordre sont débordées.
On recense plus de mille blessés depuis le début du mouvement social et l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a ouvert 22 enquêtes à la suite des manifestations : quinze à la suite de plaintes déposées par des Gilets jaunes, six par des lycéens et une par une journaliste. Selon David Dufresne, le fait que des manifestants pacifiques et apolitiques soient touchés dégrade l’image de la police, ce qui pourrait se retourner contre le gouvernement. Depuis une dizaine de jours, le journaliste a même compilé plus de 120 signalements au ministère de l’Intérieur sur Twitter, via le message « Allô Place Beauvau ». Entretien avec un lanceur d’alerte inquiet. (...)
David Dufresne : Cela fait 25 ans que je m’intéresse aux questions de police, et que j’écris des livres sur le maintien de l’ordre, sur l’affaire Tarnac, Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, prix des Assises du journalisme 2012). Quand j’ai commencé à voir apparaître des vidéos et photos sur Twitter, j’ai commencé à les pointer sans me douter que je rentrais dans un maelstrom de signalements. « Allô Place Beauvau » signifie « chacun son rôle ». Il y a les journalistes, les citoyens mais aussi la police, l’IGPN, le défenseur des droits, la justice. En ces temps troubles, je suis pour que chacun fasse son travail. Moi, je signale, recoupe, contextualise. C’est un travail de veille, de lanceur d’alerte, de citoyen. Pendant une semaine, il y a eu un déni politique et médiatique sur ces questions-là. Un déni qu’on a encore dans l’allocution d’Emmanuel Macron qui a dit « quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. » Je ne sais pas de qui il parle, car la violence se déchaîne dans les deux sens. Il n’y a pas eu un mot sur les blessés, pas un mot sur ceux qui ont été mutilés, blessés à vie. Ce déni de démocratie est vraiment insupportable. (...)
Aujourd’hui, on a beaucoup plus la trace de ces violences parce que tout le monde filme. Et d’ailleurs, une des images les plus choquantes (les lycéens mis en joue à Mantes-La-Jolie) a été filmée par les policiers. L’idée de filmer l’événement est tellement ancrée qu’y compris un policier a filmé sans se rendre compte de la gravité des faits. Quand les gens filment, c’est soit après la bavure, soit pendant la manifestation et tout d’un coup, il y a bavure. Mais quand même, ce n’est pas la seule cause. Le fait de multiplier les forces de l’ordre signifie que vous allez mobiliser des policiers qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre et qui tirent à gogo, qui ont l’habitude de faire du « saute-dessus », qui ont l’habitude de se retrouver face à des délinquants parfois armés, qui ont des méthodes qui ne sont pas celles du maintien de l’ordre. Donc, on voit des matraquages démentiels qui n’ont aucun rapport avec la doctrine française du maintien de l’ordre. (...)